Lettre à l’industrie de la musique

Toi,
ma prison,
mon coup de règle sur les doigts,
ma claque sur le visage à chaque matin,
mon gouffre.

Elle,
ma source, mon existence, ma conscience,
mon cœur, mon âme, ma vie,
ma peau, mes os et mon sang.

J’ai toujours trouvé ça bien étrange de devoir marier les mots Musique et Industrie. Selon le Larousse, tu es l’ensemble des activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en œuvre de matières premières. Ouf. Économie, production, biens matériels, matières premières… et l’art, dans tout ça? L’art de la musique, son raffinement, son évolution, et surtout, ses bienfaits chez les êtres humains, on trouve ça où là-dedans ? Qu’est-ce qu’il reste de l’art quand il devient une industrie ?

La musique nous guérit et nous libère. Elle nous amène là où nous ne pourrions jamais nous rendre. Elle règne dans le mystère des sons, et ce n’est qu’en se dévouant à son mystère avec respect qu’on peut la comprendre. J’existe grâce à elle, et en quelque part, elle existe un peu mieux grâce à moi, et à toutes les créatrices et créateurs de musique. Mais toi, tu la stérilises et tu en fais un simple produit.

La musique, mon choix et mon destin

Les musiciens qui m’ont élevée m’ont inculqué les fondements de la musique dès l’âge de 5 ans. À 8 ans, j’avais mes premières expériences d’enregistrement en studio et à 11 ans, mes débuts sur scène. À 14 ans, j’avais déjà pris la décision de devenir une rockstar, et je n’avais qu’une hâte : sortir du milieu scolaire pour me faire une place. Je l’ai enfin quitté pour de bon à 20 ans pour vivre ma passion pour vrai.

A-t-on un destin ? Quand je regarde mes choix de vie et mon chemin, je me demande bien souvent si j’ai vraiment choisi la Musique… ou si c’est elle qui m’a choisie. Je crois l’avoir choisie de façon consciente, mais en même temps, elle est la seule chose que je sais faire qui fait du sens pour moi, la seule chose que je comprends réellement. Elle m’a fait comprendre ce que c’est, d’aimer pour vrai. Toutes les fois où mes peines d’amour m’ont fait sentir comme si on m’avait catapultée du haut d’une falaise, c’est la musique qui m’a permis de rapiécer les mille morceaux que j’étais devenue. Nouvelles œuvres composées en rafale ou album de Tori Amos écouté en boucle aussi longtemps qu’il le fallait… c’est la Musique, et la Musique seule, qui m’a toujours sortie du gouffre.

Je n’ai pas choisi ce que je ressens pour Elle, mais je me devais de tout faire pour lui remettre tout l’amour qu’Elle donne. J’ai choisi de lui dévouer ma vie. Mais ce que je n’ai pas choisi, c’est comment toi, Industrie, tu allais me rendre la vie impossible.

Produire plutôt que créer

Une partie de ce que nous sommes, nous les artistes, t’échappera toujours. Nous œuvrons avec un pied dans l’éther et un pied sur la Terre. Nous traduisons l’expérience de la vie humaine en récits sonores. Nos émotions sont des rythmes, des accords et des vibrations. Nous ne sommes pas des machines de production constante et massive.

Pour maîtriser notre art et le faire mûrir, nous devons nous y donner à chaque instant. Jusque dans les années 90, il était encore possible, avec des paroles profondes et des approches sonores différentes du standard pop, de se faire une place. Le public alors voulait bien que la musique le fasse réfléchir, s’éveiller et grandir.

Le 21e siècle t’a vu homogénéiser la musique, établissant le pop comme unique standard. Les opportunités de faire sa place avec de la musique alternative sont devenues excessivement rares. Combien de fois ai-je eu ce type de discussion avec les gens de chez toi : “Pour faire de l’argent avec ta musique, Alexandra, et trouver des opportunités, tu dois faire un produit qui pourra être consommé le plus facilement et rapidement possible. Tu dois faire un produit commercial. Ton approche est trop artistique!”

Face à une telle fermeture d’esprit, les créatrices et créateurs de musique comme moi prennent donc la route indépendante – et au 21e siècle, choisir la route indépendante, ça signifie devenir femmes et hommes d’affaires. Résultat : nous passons désormais presque tout notre temps derrière nos écrans à vaquer au trop-plein de tâches qui composent la réalité des artistes indépendants d’aujourd’hui.

Médias sociaux, marketing, promotion, networking.
Se booker, contacter les médias.
Faire des événements, trouver des espaces.
Organisation, promotion, gestion d’événements et de spectacles.
Gestion de personnel, gestion budgétaire, gestion de communautés.
Création, développement et maintien de sites web, de contenu web et de communautés web.

Et là-dedans, il faut bien sûr trouver un moyen de créer, pratiquer, jouer et enregistrer de la nouvelle musique. Sans oublier de vivre nos vies. La création prend donc inévitablement une place secondaire, voire tertiaire. Ce n’est plus un choix, ça devient un deuil à faire tous les jours.

Avoir une job pour faire son métier

Nuit après nuit, heure après heure, devant l’écran. Plus d’énergie, plus rien pour retourner à l’instrument pour créer, encore moins pour le plaisir. Que des pixels, que du marketing, que de la promotion. Petit à petit, on se voit déconnectés de notre art.

Tu vas me dire que c’est une opportunité de développer de nouvelles habiletés. Oui, mais non… parce que cela nous épuise et nous vide. On perd notre vision. Et ça n’est pas notre métier ! Si j’avais voulu être conseillère marketing, développeuse de site web, organisatrice d’événements ou gestionnaire de communications quelconque, j’aurais pris ce chemin. Mais non : j’ai longtemps orienté mes études vers la musique, et choisi ensuite d’arrêter pour entrer entièrement dans mon univers créatif. J’ai choisi de créer le meilleur art possible, afin de contribuer au bien-être des êtres humains. Ma route, c’est celle de la Musique, m’étais-je dit. Je rencontrerai bien des gens pour qui la gestion, l’organisation et le marketing, est une passion. Et ensemble, nous formerons des équipes solides où chacun brillera de ses propres forces.

Mais pour réussir à bâtir une telle équipe, on doit en avoir l’opportunité. Et qu’en as-tu fait, des opportunités, au cours des 20 dernières années? Tu as décidé de les transformer en source de revenus. Bravo pour toi ! Tant pis pour les artistes! Le profit avant l’humain, évidemment!

Résultat : on doit se les payer, nos opportunités.
Payer pour organiser des spectacles, payer pour participer à des spectacles.
Payer pour se promouvoir, payer pour être visible.
Payer pour avoir une chance, payer pour faire notre place.
Payer, sinon ça ne marchera pas, notre affaire.
Et pour payer tout ça, c’est donc une deuxième job que ça nous prend.

“Tu fais quoi dans la vie ?” Quand je dis “Artiste indépendante”, on me fait systématiquement la remarque : “Ok mais ta vraie job, c’est quoi ?” Ma “vraie job”, c’est elle qui paye mes factures et me permet de produire ma musique, la diffuser, la partager et la présenter. On travaille donc… pour travailler.

Les collègues de la job de jour nous tapent alors sur l’épaule en disant “Tu as de beaux projets!” Des projets, mais pas un vrai métier pour eux autres. Ils n’ont souvent aucune conscience que la culture s’étend au-delà de ce que la télé de leur salon leur diffuse – un résultat bien nocif de ton emprise.

Plus rien à donner

As-tu une idée de ce que nous, artistes indépendants, on obtient, comme profits? Rien, en fait. Absolument rien. Au 21e siècle, il n’est plus possible de gagner de l’argent en vendant sa musique. On en est toujours simplement à espérer récupérer notre investissement et remettre la balance à zéro, au moins pour nous sortir de nos dettes. Si on vend nos chansons en streaming pour 1$, on reçoit 0.07$ . On est bien loin du profit. Nos revenus, c’est par les concerts qu’on les obtient. Mais encore là, quand on est artiste indépendant, les dépenses sont immenses pour donner un spectacle.

Prix d’un keyboard: 600$, au plus abordable
prix d’un micro: 80$ dans les plus cheap, 350$ minimum pour la qualité
prix d’un infographiste pour faire une affiche: 200$
prix des salaires des musiciens du groupe: 75$ x 3 = 225$, et ça, c’est bien parce que ce sont des amis
prix de location de la salle de spectacle: 200$ minimum

Voilà pour les dépenses. Et du côté des revenus, sur la scène indépendante, le prix du billet de spectacle, c’est 5$ comme standard. Pour charger 10$ à l’entrée, y faut offrir un spectacle presque digne du Cirque du Soleil. Et si on ose demander 20$ à l’entrée, c’est non seulement se faire demander pour qui on se prend, mais c’est aussi perdre tout le public qui préfère dépenser le plus d’argent possible en boisson, et le moins d’argent possible pour soutenir et contribuer à l’essor de sa scène locale. On doit jouer gratuitement, “contre de la visibilité”, et peut-être contre une pinte de bière.

Nous sommes des milliers de créatrices et créateurs de musique milléniaux, que tu as propulsés dans les dédales de l’avancement technologique. Et avec elle il faut que tout soit parfait, lisse, propre. Il faut tout donner de nous, constamment, à 200%. Mais pour toujours donner le meilleur de soi, il faut en être capables, et devant l’immensité absurde des tâches qui composent notre vocation, nos réservoirs se retrouvent complètement à sec. On doit produire du contenu gratuit pour gagner et maintenir notre place (blogs, vidéos, etc.) Le principe de base de l’énergie est que lorsqu’on en met dans quelque chose, ça doit nous revenir. Sinon on se vide, et on n’a plus rien à donner.

Alors quand on voit que les opportunités se font de plus en plus rares et coûtent de plus en plus cher, et surtout – surtout – qu’on accumule les burnouts, on se doit de prendre du recul, pour se demander jusqu’où on te laissera nous étouffer. Parce qu’une chose est certaine, peu importe le domaine, il est temps d’arrêter de normaliser l’épuisement professionnel.

Tracer une nouvelle route

Le quotidien des artistes indépendants suit désormais la route d’un train complètement déraillé, et il est grand temps pour nous d’en sortir. Nous devons retrouver une vie saine et une santé mentale équilibrée. C’est notre droit ! Nous devons réclamer notre valeur et nous redonner le droit d’être ce que nous sommes. Nous devons rétablir notre droit d’offrir à nos publics tout ce que notre musique peut leur apporter : libération, amour, apaisement, conscience, sentiment d’appartenance… Car ce n’est pas toi qui apportes ça au public, Industrie. C’est Elle. Toi, tu n’es pas la Musique. Tu n’es pas un art, et l’art de la musique, ce n’est pas un produit. Elle a traversé des millénaires, pas toi. Elle doit être préservée, cultivée, nourrie. Elle doit être aimée, comme elle nous aime.

Une artiste qui choisit de quitter les médias sociaux parce qu’elle est à bout de se battre contre les algorithmes, choisit déjà une autre route. Seule, elle perdra toutes ses opportunités. Mais si tous les artistes le faisaient et mettaient leurs énergies à réinventer leurs communautés et leurs scènes locales, nous pourrions alors, probablement, vivre le changement dont nous avons tant besoin.

Je fais face à ma vie, et je comprends bien peu. Mais je comprends la Musique, et je comprends mon devoir, et ainsi, je comprends mon destin.

Alex Robshaw, Auteure-compositrice-interprète, Montréal.
www.alexrobshaw.com

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