Lettres pour me raconter

Capsule à ouvrir dans 2 ans, histoire de voir si t’es encore vivante.

Salut Tara, c’est Tara, 2 ans en arrière.
J’espère que tu vas bien et que tu continues à écrire à des heures improbables sans raison précise. Je sais pas trop comment commencer, j’ai beaucoup de trucs à dire.

D’abord, dis-moi que t’as toujours Kéoo collé à toi et si c’est pas le cas, achète un poisson rouge. Ensuite, j’espère que t’as la même vie que moi, mais encore mieux.
J’espère que tu fais toujours autant de bêtises,
que tu te fous toujours autant dans la merde,
que tu tombes toujours aussi follement amoureuse même si tu te promets à chaque fois que c’est la dernière fois.
Que tu cries, danses et rigoles fort comme avant,
que t’as toujours ces mauvaises passes et ces moments de vide qui te donnent une grosse claque dans la gueule et te permettent de réagir,
que tu continues d’essayer de donner de l’amour à tous les gens qui t’entourent même si parfois tu leur en demande beaucoup.
J’espère aussi que t’as réussi à contrôler ta colère et que tes nerfs sont moins sensibles.

Au fait, si t’as pas eu le courage de partir vivre loin et de tout le monde, c’est pas grave, t’étais pas prête. On demandera à la Tara de 25 ans de le faire pour nous. Est-ce que tu traînes toujours avec Quentin, Vio et Sarah ? Est-ce que t’as remboursé toutes les clopes que t’as volé devant le lycée ? Est-ce que t’as respecté tes promesses ? T’es partie de chez toi et t’es jamais revenue ? T’as envoyé l’autorité se faire foutre ? T’as réussi à prendre tes responsabilités seule sans avoir besoin de personne ? Est-ce que t’as réussi à dire à ton crush de 4ème que t’étais dingue de lui ?

Même si tu as certainement plus d’expérience sur la vie que moi, laisse-moi te donner quelques règles fondamentales à ne jamais oublier quoi qu’il arrive. 

D’abord, fonce dans le tas. Même si t’es pas sûre. La suite on verra plus tard. Fais confiance aux autres, toujours. Ne garde jamais rien pour toi. Réponds toujours au téléphone on sait jamais. Ne mets pas de soquettes avec des Doc Martens. Même si tu le vois plus, appelle Marius si tu apprends qu’il a un problème. La dernière fois, après un gros coup de pied au cul ça s’était plutôt bien passé. 

Lâche la pression. Abandonne-toi à la sensation de te laisser guider par le mouvement. Écoute du Saez. Rappelle-toi toute ta vie de ceux qui se sont occupés de toi quand toi tu n’arrivais plus. Souviens-toi des paroles et conseils de ton père, pour être sûre de ne jamais les suivre. Sois toujours compréhensive avec les autres. Et le plus important, si tu paniques, ne le dis pas à Thomas, sinon lui aussi il panique. 

T’as toujours voulu changer le monde. Du moins y contribuer à ton échelle. J’espère que t’as réussi. Que t’as réussi à aider ceux qui en avaient plus besoin que toi. J’espère que tu t’es mise au travail pour réaliser nos plus grands rêves. Pour enfin devenir quelqu’un, peut-être. 

Pour finir, s’il te plaît ne te fais pas de mal. Reste toi-même et sois heureuse. Continue d’enfermer tous tes souvenirs précieux dans des boîtes. Ça réchauffe le coeur quand ça va pas. Arrête d’essayer de survivre et commence à vivre réellement. Du plus fort que tu peux. Et surtout, entre deux temps, pense à respirer. 

Tara, 17 ans, Albi

© 📸 @keenangrams (Keenan Constance) via @unsplash

Lettres pour me raconter

Du plus loin que je me souvienne, on a toujours eu une relation compliquée. Il faut dire que tu es entré dans ma vie assez brusquement. Je ne connaissais pas vraiment ton existence avant que tu me fasses mal. Ce jour-là, en regardant le sang couler dans la baignoire, je me suis demandée lequel de mes organes était en train de décéder. Une adulte compétente m’a dit que c’était toi, ça ne m’a pas tellement rassurée.

Elle a aussi dit que c’était par toi que je pouvais faire des bébés, et que maintenant j’étais une femme. Ça ressemblait à une mauvaise nouvelle. Moi qui ne voulais déjà pas d’enfants, j’ai été tellement en colère ! On venait de m’annoncer qu’il y avait un monstre dans mon ventre qui, tous les mois, me rendrait malade sans mon consentement. Douze semaines par an je devrai me gaver de cachets et cacher les traces de sang. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi c’était si honteux. Je trouvais ce manège ridicule : se tordre devant un miroir, demander à une copine si on a une tâche, chuchoter pour demander une serviette, enfouir les protections dans des boîtes. C’était ridicule mais je m’y pliais quand même. Tu es apparu en trimbalant avec toi tous les changements ingrats de l’adolescence, avec ses douleurs et ses incertitudes. Je n’avais pas les clefs pour t’accueillir.  

Tu comprends, j’ai toujours entendu qu’il fallait toujours être la meilleure version de soi-même : la version dynamique et proactive. Je voulais être forte, je ne voulais ne jamais pouvoir être infériorisée à cause de mon genre ou à cause de mon sexe. Je ne voulais jamais être taxée d’hystérique ou de pleureuse. Je ne voulais pas être considérée comme une boîte à bébé. J’ai voulu rejeter ma féminité.

Adolescente je pensais qu’une « vraie fille » était une nunuche rose et hypersensible qui n’a pas d’humour. Ça m’a permis d’avoir plein de copains garçons. J’étais tellement heureuse quand je sentais qu’ils me considéraient comme l’un des leurs, quand ils oubliaient le temps d’une soirée que j’avais des seins. Je ne me revendiquais fille que lorsque je voulais parler de sexisme ou draguer quelqu’un.

Puis j’ai découvert le féminisme, par petites parcelles. J’étais révoltée contre chaque nouvelle injustice que je découvrais. Evidemment, je n’ai jamais pensé consciemment que c’était de ta faute, mais je t’en voulais dans le fond. Sans toi on ne m’aurait peut-être pas différenciée d’un homme. Et puis on ne m’aurait jamais traitée d’hystérique, puisque cet horrible mot naît de ton étymologie. Je voulais être « comme un homme » pour être traitée comme leur égal, et tes stupides règles m’en empêchaient. Je ne pouvais même pas m’organiser en fonction d’elles, car elles n’arrivaient jamais quand elles étaient prévues. Les symptômes changeaient tous les mois : parfois j’avais trop mal pour faire du sport, parfois je pleurais comme une madeleine devant des pubs pour céréales, parfois je perdais du sang jusqu’à l’anémie.

Je suis tombée amoureuse, j’ai essayé la pilule, j’ai pris 12 kilos. J’ai voulu changer, la gynéco m’a répondu que le préservatif ne faisait pas grossir. À partir de ce jour, la quête impossible pour trouver un contraceptif qui te soit adapté a commencé. Celle pour trouver un gynéco qui soigne les douleurs de règles avec autre chose que de l’antadys aussi. J’ai vite eu autant de gynécologues que d’amant.e.s. Rien ne fonctionnait : les pilules, les stérilets, l’implant … À chaque nouvelle tentative la situation empirait. Je ne compte plus le nombre de jours où, lorsque tu saignais, je ne pensais qu’à m’ouvrir les veines. Je t’ai haï pour toutes ces journées où tu m’as fait mal au point de ne plus pouvoir me lever, pour toutes les saloperies que je devais prendre pour vivre avec toi, pour l’argent que tu me coutais, pour le temps passé chez des médecins qui n’avaient aucune solution à me proposer. J’ai espéré tellement de fois être stérile. J’ai tellement prié pour que tu n’existes pas. Je me demandais à quoi tu servais mis à part me faire mal et me coûter du temps et de l’argent. Tu étais à mes yeux une chose qui ne m’appartenait pas, une sorte de parasite. 

Malgré les hormones, je suis tombée enceinte. C’était la deuxième fois. J’étais passée au stérilet pourtant, pour être sûre que ça ne réarrive pas. En fixant le test de grossesse, je me suis demandée si c’était une mauvaise blague. Cette fois l’embryon s’est accroché, l’avortement s’est mal passé. 

J’ai décidé de me tourner vers d’autres médecines : vers les savoirs brûlés des herboristes et autres sorcièr.e.s. C’est un processus lent qui n’a pas encore porté tous ses fruits, mais grâce à lui j’apprends à mieux te connaître. Au fil des apprentissages j’ai réalisé que j’étais cyclique, comme le reste de la nature. J’ai aussi réalisé que notre société ne nous donnait pas accès à ce cyclisme. Il faudrait toujours être proactif, dynamique, égal. Peu importe les saisons ou la période. J’ai compris pourquoi tu m’avais fait autant de mal toutes ces années. Je ne savais pas t’écouter. La méconnaissance, la honte puis la haine que j’ai porté à ton encontre ne pouvaient pas te permettre d’être en bonne santé.

Aujourd’hui je veux m’excuser pour toutes ces années où je t’ai rejeté. Pardon pour toute la colère que j’ai eu contre toi. Pardon de nous avoir fait du mal. Je te promets qu’à partir de maintenant je ferai de mon mieux pour t’écouter. Je veux apprendre à célébrer chaque période de notre cycle : les jours où je suis une lionne malicieuse comme les jours où je suis une loutre en boule au fond d’un lit. Je le sais désormais : j’arriverai réellement à être forte le jour où je saurai embrasser l’entièreté de ce que je suis. Je serai à l’aise dans mon corps quand je saurai être attentive à tous ses signaux, et aux tiens particulièrement. J’ai hâte qu’on y arrive. Je vais faire de mon mieux pour être patiente d’ici là, c’est promis.

Elise – 23 ans – Quelque part en Seine-et-Marne

© 📸 Timothy Meinberg via @unsplash

Lettres pour me raconter

Je me réveille.
C’est la nuit
Volets fermés
Noir complet
Allongée, sur le côté au bord du lit
Il est derrière contre moi
Ses mains sur mes fesses et mes seins

Tout contre moi
Je sens sa respiration dans mon cou
Est-ce qu’il faisait chaud ou froid ?
Son odeur ? Je ne sais plus.
Tout en moi s’est fermé

Ardeur, plaisir, excitation
Raide, figée, clouée
Mon corps n’arrive pas à se lever
Et le temps s’est arrêté

Une fois seule
J’ai beaucoup pleuré

Le lendemain, mot d’ordre :
Afin d’éviter toute gêne familiale
Il me dit du ton le plus calme
De ne pas en parler.

Je me tais. J’enfouis le souvenir. Très loin.
Parfois je me demande si ça s’est vraiment passé.
J’ai repris ma vie
Mes blagues
Les soirées
Faire la con
Ça s’appelle le déni

On se revoit tout à fait normalement
J’oublie
Il ne s’est rien passé

J’ai écrit
Un peu, pas beaucoup
Ce qui voulait bien sortir
Et puis chaque fois
Je déchirais le papier

Et puis je ne sais pas pourquoi
Deux pages sur un carnet
Laissées dans un coin

Un soir je vais les relire
J’ai réécrit
Et puis j’ai tout déchiré
En 2
en 4
et puis en 6

Retour sur écran,
je lis d’autres qui racontent
Je recolle les morceaux
Je t’envoie
et je supprime la conversation.

Mais voilà qu’on me répond.
Tu seras publié ici
C’est fait.
Maintenant je parle.
Oui je parle.

Il essaiera de me faire passer pour folle
C’est le dernier de mes soucis

Maintenant tu es là
Maintenant tu existes
Maintenant les morceaux sont recollés

Walky, 25 ans, France.

© 📸 Luis Galvez via @unsplash

Lettres pour me raconter

Bonjour toi, ou plutôt moi.

Voilà plus d’un an que tu as posé tes bagages, chassant ce qui me faisait me lever le matin, accumuler les projets, rire avec mes amis, et rentrer tard mais heureuse de ma journée bien remplie. Quand tu t’es pointée, je t’ai bien accueillie, pensant que tu n’étais là que pour des vacances. Un court séjour, ou bien un long séjour peut-être, mais un séjour tout de même, avec une date d’arrivée et une date de départ.

Pourtant tu es restée, encouragée par la fin de l’automne qui se transformait petit à petit en hiver, et par la fameuse grève des transports parisiens. J’arrivais à me lever le matin, mais le reste de ma journée se déroulait entre mon canapé et mon lit, dans des positions plutôt horizontales. Plus le temps passait, plus j’avais l’impression que me reposer me fatiguait encore plus.

Et tu es toujours là aujourd’hui. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de retrouver de nouveaux projets. J’en ai même trouvé plein d’autres ; mais soit j’y plonge en traînant des pieds et en espérant que ça finisse vite, soit je note l’idée quelque part et elle va rejoindre les oubliettes de mes pensées. Tu es trop bien installée, et trop confortable pour moi.

Pourtant il n’y avait rien que j’aimais autant que de faire 5 choses différentes dans ma journée, me déplaçant d’une ambiance à une autre, d’une salle de répétition à une association pour l’environnement, d’un cours de danse à l’écriture d’une web-série. Ces années passées à enchaîner les projets, de doubles-cursus en doubles-cursus, de jobs en bénévolats, c’était devenu ma source de créativité, de lien social, et d’épanouissement.

J’enjambais les horizons avec souplesse et facilité. Je me sentais totalement libre ! Tout m’intéressait, surtout ce que je ne connaissais pas, et plus j’en apprenais plus j’en voulais. Je commençais même à penser que moi, un tout petit bout de femme, pouvais avoir une influence sur le monde, et contribuer à le changer.

Pour mes amis, j’étais celle qui répandait le rire et la danse autour d’elle, toujours là pour aider si quelqu’un n’allait pas bien. On me disait que j’étais lumineuse, mais aussi que je faisais trop de choses. Certains t’avaient flairé.

Tu es arrivée sans un bruit, comme vient la nuit. On m’avait demandé d’assurer une date supplémentaire de manière bénévole, dans un théâtre. Ça ne m’aurait pas rebuté en temps normal, mais ce jour-là je me suis sentie anormalement fatiguée, et mon lit m’appelait avec une force jusque là inconnue. Une lourdeur nouvelle prenait possession de moi, et je voulais juste m’allonger et ne plus bouger. Je me disais que peut-être je manquais de sommeil. Puis tu t’es installée sournoisement. J’annulais des sorties à la dernière minute. Je traînais des pieds, j’avais déjà la flemme avant d’arriver dans un lieu qui avant m’aurait rempli de dynamisme.

Je me suis vue devenir désagréable avec ma famille, moins présente pour mes amis, et éteinte lorsque je me retrouvais seule. J’ai fini par faire un tri dans mes projets. Quand l’un se finissait, je me sentais soulagée et je n’en commençais pas de nouveau. Je m’efforçais de ne pas combler le vide qu’il laissait. Puis un jour, je me suis aperçue qu’il ne me restait plus de projet du tout. Le matin je me réveillais et je savais que je pouvais me rendormir. Quand je me décidais à me lever, je n’avais aucun planning prédéfini. Cette nouvelle forme de liberté me plaisait. Je pouvais rester longtemps à regarder par ma fenêtre, passer toutes mes journées dans des habits confortables et chaud, à lire, méditer, dormir, cuisiner, repousser le reste au lendemain, et … c’est tout.

J’appréciais ces moments, car je pensais que ça ne durerait pas. Mais rien n’a repris. Je n’allais même plus voir mes amis. L’hiver a passé, et le printemps ne m’a pas fait renaître. Tu étais agrippée à moi. L’été s’est éternisé, l’automne est revenu… et tu es toujours là. Je me demande aujourd’hui si tu n’es qu’une partie de moi, ou si tu n’es pas devenue moi toute entière.

Une voix en moi me crie que ça suffit, que je suis sans joie depuis que je t’ai adoptée. Que ma force d’avant doit revenir, que je dois retrouver le chemin de ce qui fait sens dans ma vie. Que je n’ai plus confiance dans mon pouvoir d’agir ; que je ne sais plus créer du sens. Que la force qui m’a quittée il y a un an est juste là, derrière la porte où elle frappe depuis, dans mon cahier à idées que je n’ouvre plus. Que si je veux être parmi ceux qui se mobilisent chaque jour, il va falloir agir.

Parfois je me dis que j’ai peur d’échouer, ou de ne pas trouver ma place. Que je suis découragée face à l’immense tâche à accomplir. Mais peut-être que je me fais des idées, et que ce sont simplement des habitudes trop longtemps installées. Je ne sais pas. C’est comme si j’avais trop besoin de toi pour me résoudre à te voir partir.

Je te propose un marché : je prends encore un peu de repos, mais pour la nouvelle année, je reprends mes projets ! Je t’assure que tu pourras me rendre visite pour des week-ends et qu’on passera quelques soirées ensemble.

Maintenant, s’il te plaît, indique-moi ta prochaine date de départ. Et laisse-moi prendre mon train pour la vie.

Aurélie, Massy, 27 ans

© 📸 @designecologist via @unsplash

Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Lettres pour me raconter

Salut toi, ça fait longtemps ! Comment vas-tu en ce moment ? C’est difficile de trouver les mots pour te parler. Tu sais, le monde a bien changé depuis ton départ. En tous cas tu n’as pas changé. Et moi, comment tu me trouves ?

De mon côté, je me suis rendue compte que le monde était loin d’être celui qu’on me racontait dans les contes de mon enfance. Je ne sais même plus à quand remonte le temps où on vivait en harmonie toi et moi… Tu te souviens de cette époque où les malheurs de la planète n’avaient pas d’impact sur notre vie ? Il m’arrive de repenser à ces moments de liberté et de joie. Ces moments où l’on faisait des pique-niques entre amis le long de la rivière, où l’on construisait des cabanes qu’on percevait comme des châteaux. Ces moments où nous avions le temps de découvrir le monde et la nature, danser, jouer ou encore chanter sans jamais être stressés et pressés par le temps.

Alors que je devrais vivre les meilleurs moments de ma vie, profiter de ma jeunesse comme on me l’a tant répété, je suis chez moi, impuissante face à une pandémie. Oui tu as bien entendu, une pandémie ! Je m’imaginais vivre ma dernière année de secondaire entourée de mes amis, à sortir et à vivre de nouvelles expériences… Mais je dois me faire une raison et me dire que cette année ne sera pas celle que j’attendais. Les choses ne se passent pas toujours comme on le voudrait.

Tu sais, il y a des jours où je m’imagine capable de réaliser tous mes rêves, capable de changer les choses comme les héros dans les films. Parfois, je me vois en train d’éradiquer la pauvreté, de mettre fin une bonne fois pour toute au racisme. J’ai soudain le pouvoir de permettre à chaque humain d’atteindre le bonheur, d’anticiper chaque événement tragique comme les attentats ou les catastrophes naturelles et pouvoir les éviter. Alors je me regarde étonnée, et je me dis que c’est sûrement toi qui refais surface.

J’aimerais changer les choses, réveiller les gens, face à une planète dont l’état se dégrade de jour en jour. Ces pensées me rendent visite chaque jour, mais encore plus depuis cette crise du Covid. Je me questionne de plus en plus sur notre mode de vie qui pourrait être tellement plus simple et agréable. Je vois d’autres personnes se poser des questions, comme si cette crise allait peut-être vraiment nous permettre de changer.

Je me suis rendue compte que nous sommes en plein dans une société digitalisée et obnubilée par le virtuel, et je me demande s’il y aura une limite. Je rêverais de vivre dans une société avec plus de contacts sociaux. Où nous pourrions parler entre nous plus librement et faire de nouvelles rencontres sans passer par le biais des smartphones. Une société où nous occuperions nos journées à travailler ensemble et non plus dans notre coin. Tu vois, je rêve d’un monde plus solidaire où aider serait presque une vocation pour chaque personne.

Qu’en penses-tu, toi qui m’a fait croire pendant longtemps qu’un simple bracelet porte-bonheur m’aiderait à tout réussir ? Tu sais, le monde qui nous entoure est tellement beau, à quoi bon se prendre la tête pour des choses sans importance ? Pour des échecs scolaires par exemple, parce qu’au fond il n’y a pas que ça qui compte dans la vie… La famille, les amis, la santé, ça c’est important.

Alors oui, j’ai peur de l’avenir, mais j’ai aussi foi en lui. J’ai foi en l’humanité et en toutes ces personnes qui tentent de faire bouger les choses, de faire évoluer les mentalités sur le racisme, le sexisme, l’homophobie, sur la conscience écologique et sur les discriminations. Si tu restais vivante en chaque humain, on comprendrait que nous sommes habités par les mêmes espoirs, et que nos différences ne sont pas des défauts.

Parfois, ça fait du bien de se dire que l’on peut croire en certaines personnes, croire au monde. Parce qu’au fond, percevoir le positif dans le négatif est un moteur dans ma vie de tous les jours.

Tu m’as donné la force de savoir me relever après les moments les plus difficiles parce qu’au final, la plus grande réussite c’est ça, savoir se relever après être tombée. Je sais que tu as envie de t’éloigner ces temps-ci. Et je sais que tu reviendras. Car tu reviens toujours.

Clo, 17 ans, Belgique

© 📸 @shashanksahay (Shashank Sahay) via @unsplash

Lettres pour me raconter

Chère chose,

Je ne vais pas te faire des ronds de jambe longtemps : souvent je préférerais que tu t’évanouisses. Ta semi-présence actuelle est si lourde. Le dossier à ton nom sur mon ordinateur est le plus gros de tous, et son architecture interne est tentaculaire. Tu existes à l’état d’ébauche, dans divers documents qui ne se recoupent pas très bien. Des bribes de chapitres s’arrêtent net, la revue de littérature ne fait pas le tour de tes questions, ton plan chancelle. Tu attends pourtant de moi que je te libère, à coups d’arides recherches, de mise en ordre et d’explications bien troussées. Et le temps file, et la pression s’installe pesamment sur mes épaules chaque jour, et sur ma cage thoracique chaque nuit.

Depuis que le télétravail est renforcé, le salon est passé de « pièce de vie » à « pièce d’écrit ». La théière est souvent stationnée sur la table-bureau, et des tasses de toutes tailles sont oubliées çà et là. Les livres empruntés à la bibliothèque, accompagnés des thèses de ceux qui sont déjà arrivés brillamment au bout de l’exercice, sont en pile sur la petite table basse. Pour le reste, mon ordinateur stocke l’essentiel de ma bibliographie. Ça te rassure, l’idée que je ne disparaîtrai pas engloutie sous des milliers de feuilles volantes surlignées au marqueur ?

Il y a également peu de risques que je finisse dévorée par une vie sociale trépidante… Cela dit, même à distance de mon institut de recherche, je veille à rester en contact. Au quotidien, c’est bien avec mes deux directeurs de thèse que j’échange le plus, et tu es de toutes nos conversations. Grâce au virtuel, je continue ce qui fait le sel de la recherche : les réunions d’équipe hebdomadaires, les séminaires. Il me manque peut-être ces temps d’échange précieux avec d’autres doctorant.e.s, pour aborder ton versant aride fait d’ascenseurs émotionnels et de doutes.

J’ai tellement peur de créer une créature de Frankenstein, balourde et branlante, pleine de ratures et de cicatrices. Que tu sois libérée dans le monde pour que tous t’y voient claudiquer, que mon nom te soit accolé pour toujours, cela me glace et m’inhibe. Je te souhaite aussi forte et puissante que possible, parce que tu me tiens à cœur. Et je désire tout autant me sentir fière, capable, dans la maîtrise de mon sujet, de mes disciplines. Il n’empêche que le besoin d’être libérée de toi me donne envie de brûler les étapes, d’écrire au kilomètre, urgemment, pour en finir. Alors au quotidien je te rejoins et j’essaie de nous faire avancer, par petits pas, par petits bonds.

Oui, c’est vrai, de temps à autre, je m’éloigne un peu. J’ai besoin que notre relation soit équilibrée par d’autres attachements. J’espère que tu me comprends, que tu ne jalouses pas les temps que je passe avec d’autres, les sourires et les baisers donnés par Amour qui fortifient mon énergie et ma détermination, les coups de téléphone avec mes parents, mon frère et mes amies me soutenant de près ou de loin. Que tu comprends que les lectures romanesques et les promenades sous les bourrasques sont des appels d’air salvateurs. Que quand je grimpe dans la garrigue, traversant les basses forêts de chênes verts jusqu’à atteindre les plateaux couverts d’herbes hautes, l’espoir revient siffloter à mes oreilles.

Trois ans que nous nous sommes fidèles. Trois ans d’apprentissage. Combien de larmes, par ta faute ? Combien d’éclats de rire, grâce à toi ? Combien d’opportunités tu m’as offertes ! De rencontres inimaginables, de nouveaux paysages, d’amitiés. Pour les derniers mois qui nous restent à voguer dans le même bateau, je te demande de m’aider : accorde-moi la confiance qui me fait parfois défaut. Chère chose, peut-être que si tu aboutis, je me sentirai enfin chercheuse.

Aube, Montpellier, 26 ans

Siora Photography via @unsplash

Lettres pour me raconter

Ma disparue,

Ce soir, allongée sur mon lit, une cigarette dans la main droite et un verre de whisky dans l’autre, j’ai besoin de te parler. Oui je sais, ça n’arrive jamais. J’ai plutôt tendance à tout garder pour moi. Mais là j’ai besoin de toi, j’ai besoin de te retrouver.

Pour chaque être sur cette terre, tu es importante. Tu préserves, tu protèges. Tu permets à chacun d’avoir une bulle protectrice autour de soi. Quand tu es là, personne n’a besoin de penser à toi. Mais moi depuis quelques temps si… depuis ta disparition.

Tu ne me protèges plus. J’ai l’impression d’être dévoilée au monde entier alors que j’aimerais juste me fondre parmi tout ce monde.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment quelqu’un a pu si facilement te repousser, et accéder si facilement à mon corps, à mon être. Comment a-t-il pu te faire partir si loin de moi ?

Depuis ce jour je n’arrive plus à être moi-même. Je me cache, j’enfile un masque. Un masque derrière le masque qu’il nous faut porter en ce moment. Pour faire bonne figure, parce que j’ai l’impression que tout le monde m’observe, me juge, me dévisage, que ce soit des inconnus ou des proches… J’ai l’impression d’être traquée en permanence.

J’ai longtemps cherché après toi. J’ai même demandé de l’aide, mais rien n’y fait. Tu ne reviens pas. Quelqu’un t’a volé à moi et je ne lui pardonnerai jamais.

Comment me reconstruire sans toi ? Sans personne pour me protéger ?
Quelqu’un t’a volée pour me violer.
Il t’a gardée et j’ai peur de ne jamais te retrouver.
Personne, 20 ans, perdue quelque part au nord de la France.

@jairoalzatedesign (Jairo Alzate) via @unsplash

Lettres pour me raconter

Petite sœur,

Tu t’es envolée. Et moi impuissant je t’ai regardée déployer tes ailes. D’un seul coup ton visage a perdu son masque de souffrance, la paix s’est dessinée sur chacun de tes traits. Tu semblais dormir.

Je t’ai regardée, bien attentivement, pour graver au plus profond de ma mémoire chaque détail de celle que tu étais encore. Je t’ai caressé ta peau, pour que ma main n’oublie jamais sa douceur. J’ai embrassé tes cheveux, pour y respirer ton odeur et la garder encore un peu sur moi.

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Lettres pour me raconter

Ce soir, en rentrant du travail, j’ai allumé ma cigarette. En regardant le ciel vide de Paris comblé uniquement par la fumée qui ressortait de ma bouche, je me suis dit qu’il fallait vraiment qu’on parle. Donc je m’asseois pour t’écrire aujourd’hui parce que tu le mérites.

J’ai trop souvent pensé ne jamais être à la hauteur alors que je me jetais justement dans le vide. Parce que je ne t’ai pas souvent considérée, et j’en suis terriblement navré.

Depuis l’adolescence, j’entends des fausses notes dans notre partition. Dans ces années-là, mes yeux d’enfants perdaient leur éclat. Je sentais bien que la puberté des filles allait me faire perdre une partie de moi, puis de toi.

Je ne t’en veux pas d’être partie si vite. D’ailleurs je ne t’ai pas vraiment retenue. Je me suis bêtement contenté de tendre l’oreille comme un piètre spectateur, pour écouter tes premières fausses notes. J’ai d’abord écouté la haine des autres, quand tu as commencé à jouer à cache-cache dans les couloirs du collège. Puis le rejet, lorsqu’on me dévisageait aux toilettes ou dans les vestiaires. Et pour finir, l’incompréhension. Tu avais commencé par jouer à cache-cache, et tu te cachais si bien, c’en était frustrant. Puis tu as fini par disparaître pour de bon.

La seule chose que je pouvais supporter de voir devant la glace était mes yeux. J’ai regardé de nombreuses fois à travers la buée d’une douche chaude ; mais malgré sa grande taille, ce miroir faussement propre de ma salle de bains partagée avec mes deux frères ne reflétait plus que ton absence.

Le tourbillon était infernal. Dans la salle à manger, j’étais un égoïste ou un enfant malade ; dans la cour de récréation j’étais à peine humain. Mais tu sais à quel point je suis obstiné. Je suis allé à fond, tout au fond. Et puis une fois là, il fallait bien remonter. Il n’y avait pas d’autre chemin.

J’ai enfilé des œillères pour ne plus entendre les voix de ceux qui ne comprenaient rien et j’ai simplement suivi la mienne. J’ai laissé parler le monde, décidé à survivre sans toi.

Pendant ce silence que j’ai pu vraiment t’écouter, te reconquérir un peu. Alors tu as fini par revenir. Tu étais dans l’homme qu’on ne voulait pas que je sois, et j’ai choisi de devenir l’homme que j’avais toujours été.

En suivant tous les deux ce sillon, nos retrouvailles ont été cordiales, douces et lentes. J’étais amusé de voir que nous nous comportions comme deux étrangers sur un banc : chacun avec une envie irrépressible mais jamais entreprise de parler. Juste un sourire affectueux. Depuis, nous avons entamé la discussion. On se remémore le chemin parcouru et celui qui se dessine. Il arrive même que tu glisses une main bienveillante sur mon épaule.

Bien sûr il arrive encore que tu t’éclipses. Lorsqu’on me lance des mots assassins ou que mon cœur tombe en miettes pour une personne qui ne m’a jamais fait de place dans le sien. J’ai tellement peur que tu repartes que je n’ose plus être triste ; comme si mes larmes pouvaient abîmer les instruments que nous sommes en train de réaccorder.

Maël, 22 ans, Paris.

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📸 @seemoris Caleb Morris ( Caleb George via @unsplash )