Lettre à la fenêtre de ma classe

Au lycée y’a toujours les mêmes gens, toujours les mêmes musiques. Toujours la même ambiance. Les mêmes…  “Salut, oh tu l’as acheté où ton pull?!“On a cours en quelle salle?”, “ Tu finis à quelle heure?” La même odeur de café froid et de trop de parfums mélangés.

Au lycée, y’a ceux qui écoutent, ceux qui discutent et ceux qui attendent la fin de l’heure.

Ceux qui écoutent, souvent les gens qui discutent les trouvent bizarres. Ils doivent bien le leur rendre. Ils sont seuls, au milieu d’un couloir ou près d’un radiateur et tendent l’oreille à ce qui les entoure. Souvent je les regarde et je souris. Ils ressemblent aux petits écureuils qu’on voit dans les parcs à Londres. Et puis y’a ceux qui rêvent, crient ou réfléchissent en silence. Y’a la sonnerie et le va et vient d’une salle à l’autre.

Et moi, j’ai cette sensation constante que tout est trop fort. Je me blottis à la place que tu m’as laissé bien au chaud, au fond à gauche. La table beige, comme les autres. Seulement, sur cette table, il y a un trou, un trou que je creuse un peu plus tous les jours. Un trou fait avec la pointe d’un compas, pour passer le temps qui me semble si long. Promis c’est pas moi qui l’ai commencé. C’est sûrement un autre naufragé. J’ai juste fait comme les prisonniers sur les murs où d’autres ont gravé le temps qui passe.

Alors, parfois, souvent même, je regarde par la fenêtre, et je pars. Je pars sans vraiment savoir où, par-dessus le bâtiment C en briques rouges de l’époque romane, par-dessus les tables gravées de graffitis, par-dessus le terrain de foot, par-dessus ce grillage gris qui entoure cette cage qu’on appelle école, je me laisse engloutir par un tourbillon de pensées, fixant un point à travers ton simple carreau transparent. Là-bas, le ciel est bleu, pluvieux ou partiellement couvert. La vie est dure, passionnelle ou délicate, mais la vie existe, et ma vie m’attend.

J’ai passé quatorze ans à me demander ce que je voulais faire, le cul vissé sur les mêmes chaises et bois qui grincent au moindre mouvement, comme un message me signalant que j’étais un robot défaillant. J’ai passé des journées entières à écrire ce que pourrait être ma vie de l’autre côté, au lieu de prendre en note le cours d’espagnol ou de physique. Et maintenant que j’ai entamé ma dernière année, je doute.

Au lycée, tout m’agresse. Les gens m’effraient, ils sont bruyants et ils me font mal aux yeux.

Les professeurs semblent se demander ce qu’ils foutent ici, devant une classe qui n’écoute rien, devant des étudiants qui rêvent de sortir. Alors ils lâchent leurs nerfs sans vraiment que l’on comprenne pourquoi. Et sans vraiment que l’on cherche à savoir. Alors on baisse les yeux, et on attend.

Le pain du self est mou, comme le visage de celles qui le distribuent. Les toilettes sont toujours sales et je n’ai jamais le temps de finir ma clope parce que les pauses sont trop courtes. Alors j’imagine que dehors, je pourrais savourer cette fumée jusqu’au dernier trait. Mais, je doute.

Est ce que de l’autre côté de la fenêtre, tout est dicté à la lettre comme ici ? Est-ce que les gens se dévisagent? Est-ce qu’on entend les mêmes chuchotements incessants ? Y’a t-il un professeur pour me rappeler à l’ordre lorsque mon esprit s’égare ? “Mademoiselle, au lieu d’imaginer votre tenue de demain ou votre copain qui fait des siennes, si vous nous expliquiez en quoi le psychanalyste est le médiateur du “moi” selon Freud ? “

En quatorze ans, j’ai eu le temps d’apprendre. D’apprendre que tout n’était pas question de formule ou d’équation, qu’une langue ne s’apprend qu’en parlant avec les autres et non par des listes de vocabulaire, que l’art ne se pratique pas coincé entre quatre murs et que ma capacité de réflexion ne tenait pas sur une copie double en trois parties et sous parties avec alinéas.

J’ai connu les heures de colle. Les travaux forcés. Mon nom catapulté à la vue de la petite case sur la ligne où ils ne peuvent mettre de note et les pleurs d’une évaluation ratée. J’ai connu le stress de passer le portail et l’angoisse d’enlever mes écouteurs.

J’ai connu l’amour passionnel, l’amour d’un soir et l’amour quotidien, les gueules de bois, les cris de rage, l’explosion de sanglots, la sensation d’être libre le temps d’un verre et d’être à l’étroit au quotidien.
J’ai vu. J’ai vu la beauté de l’autre, de l’inconnu dans un café, de cette femme qui m’a dépanné du feu pour ma clope mal roulée. J’ai senti la peur, la frayeur d’un film d’horreur dans une salle de cinéma, celle de laisser la beauté d’un moment s’éteindre ou de l’avoir simplement laissé filer. J’ai vu l’euphorie et la révolte dans les yeux de ceux qui m’entourent. J’ai vite compris que je n’étais pas seule dans ma solitude, mais qu’on était chacun dans la sienne.

Il serait temps enfin de vivre, d’apprendre à respirer pour de vrai, et de commencer quelque chose qui a de la valeur, de l’importance.

J’ai passé trop de temps à refouler des émotions que je croyais dangereuses, à stagner derrière ton double vitrage, à avoir eu peur des autres, peur de moi et peur du monde. Maintenant, je fracasserais bien mon poing sur ta vitre dégueu de la salle 123, juste pour voir la gueule du prof, de ma mère, et pour me délecter du sourire qui se dessinerait alors sur mes lèvres.

Depuis quatorze ans, j’ai exploré le monde à travers un trou de serrure. Alors maintenant, à 17 ans, il serait temps d’ouvrir la porte.

Tara, 17 ans, Albi

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