Lettre à ma thèse

Chère chose,

Je ne vais pas te faire des ronds de jambe longtemps : souvent je préférerais que tu t’évanouisses. Ta semi-présence actuelle est si lourde. Le dossier à ton nom sur mon ordinateur est le plus gros de tous, et son architecture interne est tentaculaire. Tu existes à l’état d’ébauche, dans divers documents qui ne se recoupent pas très bien. Des bribes de chapitres s’arrêtent net, la revue de littérature ne fait pas le tour de tes questions, ton plan chancelle. Tu attends pourtant de moi que je te libère, à coups d’arides recherches, de mise en ordre et d’explications bien troussées. Et le temps file, et la pression s’installe pesamment sur mes épaules chaque jour, et sur ma cage thoracique chaque nuit.

Depuis que le télétravail est renforcé, le salon est passé de « pièce de vie » à « pièce d’écrit ». La théière est souvent stationnée sur la table-bureau, et des tasses de toutes tailles sont oubliées çà et là. Les livres empruntés à la bibliothèque, accompagnés des thèses de ceux qui sont déjà arrivés brillamment au bout de l’exercice, sont en pile sur la petite table basse. Pour le reste, mon ordinateur stocke l’essentiel de ma bibliographie. Ça te rassure, l’idée que je ne disparaîtrai pas engloutie sous des milliers de feuilles volantes surlignées au marqueur ?

Il y a également peu de risques que je finisse dévorée par une vie sociale trépidante… Cela dit, même à distance de mon institut de recherche, je veille à rester en contact. Au quotidien, c’est bien avec mes deux directeurs de thèse que j’échange le plus, et tu es de toutes nos conversations. Grâce au virtuel, je continue ce qui fait le sel de la recherche : les réunions d’équipe hebdomadaires, les séminaires. Il me manque peut-être ces temps d’échange précieux avec d’autres doctorant.e.s, pour aborder ton versant aride fait d’ascenseurs émotionnels et de doutes.

J’ai tellement peur de créer une créature de Frankenstein, balourde et branlante, pleine de ratures et de cicatrices. Que tu sois libérée dans le monde pour que tous t’y voient claudiquer, que mon nom te soit accolé pour toujours, cela me glace et m’inhibe. Je te souhaite aussi forte et puissante que possible, parce que tu me tiens à cœur. Et je désire tout autant me sentir fière, capable, dans la maîtrise de mon sujet, de mes disciplines. Il n’empêche que le besoin d’être libérée de toi me donne envie de brûler les étapes, d’écrire au kilomètre, urgemment, pour en finir. Alors au quotidien je te rejoins et j’essaie de nous faire avancer, par petits pas, par petits bonds.

Oui, c’est vrai, de temps à autre, je m’éloigne un peu. J’ai besoin que notre relation soit équilibrée par d’autres attachements. J’espère que tu me comprends, que tu ne jalouses pas les temps que je passe avec d’autres, les sourires et les baisers donnés par Amour qui fortifient mon énergie et ma détermination, les coups de téléphone avec mes parents, mon frère et mes amies me soutenant de près ou de loin. Que tu comprends que les lectures romanesques et les promenades sous les bourrasques sont des appels d’air salvateurs. Que quand je grimpe dans la garrigue, traversant les basses forêts de chênes verts jusqu’à atteindre les plateaux couverts d’herbes hautes, l’espoir revient siffloter à mes oreilles.

Trois ans que nous nous sommes fidèles. Trois ans d’apprentissage. Combien de larmes, par ta faute ? Combien d’éclats de rire, grâce à toi ? Combien d’opportunités tu m’as offertes ! De rencontres inimaginables, de nouveaux paysages, d’amitiés. Pour les derniers mois qui nous restent à voguer dans le même bateau, je te demande de m’aider : accorde-moi la confiance qui me fait parfois défaut. Chère chose, peut-être que si tu aboutis, je me sentirai enfin chercheuse.

Aube, Montpellier, 26 ans

Siora Photography via @unsplash

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