Lettres pour me raconter

Du plus loin que je me souvienne, on a toujours eu une relation compliquée. Il faut dire que tu es entré dans ma vie assez brusquement. Je ne connaissais pas vraiment ton existence avant que tu me fasses mal. Ce jour-là, en regardant le sang couler dans la baignoire, je me suis demandée lequel de mes organes était en train de décéder. Une adulte compétente m’a dit que c’était toi, ça ne m’a pas tellement rassurée.

Elle a aussi dit que c’était par toi que je pouvais faire des bébés, et que maintenant j’étais une femme. Ça ressemblait à une mauvaise nouvelle. Moi qui ne voulais déjà pas d’enfants, j’ai été tellement en colère ! On venait de m’annoncer qu’il y avait un monstre dans mon ventre qui, tous les mois, me rendrait malade sans mon consentement. Douze semaines par an je devrai me gaver de cachets et cacher les traces de sang. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi c’était si honteux. Je trouvais ce manège ridicule : se tordre devant un miroir, demander à une copine si on a une tâche, chuchoter pour demander une serviette, enfouir les protections dans des boîtes. C’était ridicule mais je m’y pliais quand même. Tu es apparu en trimbalant avec toi tous les changements ingrats de l’adolescence, avec ses douleurs et ses incertitudes. Je n’avais pas les clefs pour t’accueillir.  

Tu comprends, j’ai toujours entendu qu’il fallait toujours être la meilleure version de soi-même : la version dynamique et proactive. Je voulais être forte, je ne voulais ne jamais pouvoir être infériorisée à cause de mon genre ou à cause de mon sexe. Je ne voulais jamais être taxée d’hystérique ou de pleureuse. Je ne voulais pas être considérée comme une boîte à bébé. J’ai voulu rejeter ma féminité.

Adolescente je pensais qu’une « vraie fille » était une nunuche rose et hypersensible qui n’a pas d’humour. Ça m’a permis d’avoir plein de copains garçons. J’étais tellement heureuse quand je sentais qu’ils me considéraient comme l’un des leurs, quand ils oubliaient le temps d’une soirée que j’avais des seins. Je ne me revendiquais fille que lorsque je voulais parler de sexisme ou draguer quelqu’un.

Puis j’ai découvert le féminisme, par petites parcelles. J’étais révoltée contre chaque nouvelle injustice que je découvrais. Evidemment, je n’ai jamais pensé consciemment que c’était de ta faute, mais je t’en voulais dans le fond. Sans toi on ne m’aurait peut-être pas différenciée d’un homme. Et puis on ne m’aurait jamais traitée d’hystérique, puisque cet horrible mot naît de ton étymologie. Je voulais être « comme un homme » pour être traitée comme leur égal, et tes stupides règles m’en empêchaient. Je ne pouvais même pas m’organiser en fonction d’elles, car elles n’arrivaient jamais quand elles étaient prévues. Les symptômes changeaient tous les mois : parfois j’avais trop mal pour faire du sport, parfois je pleurais comme une madeleine devant des pubs pour céréales, parfois je perdais du sang jusqu’à l’anémie.

Je suis tombée amoureuse, j’ai essayé la pilule, j’ai pris 12 kilos. J’ai voulu changer, la gynéco m’a répondu que le préservatif ne faisait pas grossir. À partir de ce jour, la quête impossible pour trouver un contraceptif qui te soit adapté a commencé. Celle pour trouver un gynéco qui soigne les douleurs de règles avec autre chose que de l’antadys aussi. J’ai vite eu autant de gynécologues que d’amant.e.s. Rien ne fonctionnait : les pilules, les stérilets, l’implant … À chaque nouvelle tentative la situation empirait. Je ne compte plus le nombre de jours où, lorsque tu saignais, je ne pensais qu’à m’ouvrir les veines. Je t’ai haï pour toutes ces journées où tu m’as fait mal au point de ne plus pouvoir me lever, pour toutes les saloperies que je devais prendre pour vivre avec toi, pour l’argent que tu me coutais, pour le temps passé chez des médecins qui n’avaient aucune solution à me proposer. J’ai espéré tellement de fois être stérile. J’ai tellement prié pour que tu n’existes pas. Je me demandais à quoi tu servais mis à part me faire mal et me coûter du temps et de l’argent. Tu étais à mes yeux une chose qui ne m’appartenait pas, une sorte de parasite. 

Malgré les hormones, je suis tombée enceinte. C’était la deuxième fois. J’étais passée au stérilet pourtant, pour être sûre que ça ne réarrive pas. En fixant le test de grossesse, je me suis demandée si c’était une mauvaise blague. Cette fois l’embryon s’est accroché, l’avortement s’est mal passé. 

J’ai décidé de me tourner vers d’autres médecines : vers les savoirs brûlés des herboristes et autres sorcièr.e.s. C’est un processus lent qui n’a pas encore porté tous ses fruits, mais grâce à lui j’apprends à mieux te connaître. Au fil des apprentissages j’ai réalisé que j’étais cyclique, comme le reste de la nature. J’ai aussi réalisé que notre société ne nous donnait pas accès à ce cyclisme. Il faudrait toujours être proactif, dynamique, égal. Peu importe les saisons ou la période. J’ai compris pourquoi tu m’avais fait autant de mal toutes ces années. Je ne savais pas t’écouter. La méconnaissance, la honte puis la haine que j’ai porté à ton encontre ne pouvaient pas te permettre d’être en bonne santé.

Aujourd’hui je veux m’excuser pour toutes ces années où je t’ai rejeté. Pardon pour toute la colère que j’ai eu contre toi. Pardon de nous avoir fait du mal. Je te promets qu’à partir de maintenant je ferai de mon mieux pour t’écouter. Je veux apprendre à célébrer chaque période de notre cycle : les jours où je suis une lionne malicieuse comme les jours où je suis une loutre en boule au fond d’un lit. Je le sais désormais : j’arriverai réellement à être forte le jour où je saurai embrasser l’entièreté de ce que je suis. Je serai à l’aise dans mon corps quand je saurai être attentive à tous ses signaux, et aux tiens particulièrement. J’ai hâte qu’on y arrive. Je vais faire de mon mieux pour être patiente d’ici là, c’est promis.

Elise – 23 ans – Quelque part en Seine-et-Marne

© 📸 Timothy Meinberg via @unsplash

Lettres pour me raconter

Bonjour toi, ou plutôt moi.

Voilà plus d’un an que tu as posé tes bagages, chassant ce qui me faisait me lever le matin, accumuler les projets, rire avec mes amis, et rentrer tard mais heureuse de ma journée bien remplie. Quand tu t’es pointée, je t’ai bien accueillie, pensant que tu n’étais là que pour des vacances. Un court séjour, ou bien un long séjour peut-être, mais un séjour tout de même, avec une date d’arrivée et une date de départ.

Pourtant tu es restée, encouragée par la fin de l’automne qui se transformait petit à petit en hiver, et par la fameuse grève des transports parisiens. J’arrivais à me lever le matin, mais le reste de ma journée se déroulait entre mon canapé et mon lit, dans des positions plutôt horizontales. Plus le temps passait, plus j’avais l’impression que me reposer me fatiguait encore plus.

Et tu es toujours là aujourd’hui. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de retrouver de nouveaux projets. J’en ai même trouvé plein d’autres ; mais soit j’y plonge en traînant des pieds et en espérant que ça finisse vite, soit je note l’idée quelque part et elle va rejoindre les oubliettes de mes pensées. Tu es trop bien installée, et trop confortable pour moi.

Pourtant il n’y avait rien que j’aimais autant que de faire 5 choses différentes dans ma journée, me déplaçant d’une ambiance à une autre, d’une salle de répétition à une association pour l’environnement, d’un cours de danse à l’écriture d’une web-série. Ces années passées à enchaîner les projets, de doubles-cursus en doubles-cursus, de jobs en bénévolats, c’était devenu ma source de créativité, de lien social, et d’épanouissement.

J’enjambais les horizons avec souplesse et facilité. Je me sentais totalement libre ! Tout m’intéressait, surtout ce que je ne connaissais pas, et plus j’en apprenais plus j’en voulais. Je commençais même à penser que moi, un tout petit bout de femme, pouvais avoir une influence sur le monde, et contribuer à le changer.

Pour mes amis, j’étais celle qui répandait le rire et la danse autour d’elle, toujours là pour aider si quelqu’un n’allait pas bien. On me disait que j’étais lumineuse, mais aussi que je faisais trop de choses. Certains t’avaient flairé.

Tu es arrivée sans un bruit, comme vient la nuit. On m’avait demandé d’assurer une date supplémentaire de manière bénévole, dans un théâtre. Ça ne m’aurait pas rebuté en temps normal, mais ce jour-là je me suis sentie anormalement fatiguée, et mon lit m’appelait avec une force jusque là inconnue. Une lourdeur nouvelle prenait possession de moi, et je voulais juste m’allonger et ne plus bouger. Je me disais que peut-être je manquais de sommeil. Puis tu t’es installée sournoisement. J’annulais des sorties à la dernière minute. Je traînais des pieds, j’avais déjà la flemme avant d’arriver dans un lieu qui avant m’aurait rempli de dynamisme.

Je me suis vue devenir désagréable avec ma famille, moins présente pour mes amis, et éteinte lorsque je me retrouvais seule. J’ai fini par faire un tri dans mes projets. Quand l’un se finissait, je me sentais soulagée et je n’en commençais pas de nouveau. Je m’efforçais de ne pas combler le vide qu’il laissait. Puis un jour, je me suis aperçue qu’il ne me restait plus de projet du tout. Le matin je me réveillais et je savais que je pouvais me rendormir. Quand je me décidais à me lever, je n’avais aucun planning prédéfini. Cette nouvelle forme de liberté me plaisait. Je pouvais rester longtemps à regarder par ma fenêtre, passer toutes mes journées dans des habits confortables et chaud, à lire, méditer, dormir, cuisiner, repousser le reste au lendemain, et … c’est tout.

J’appréciais ces moments, car je pensais que ça ne durerait pas. Mais rien n’a repris. Je n’allais même plus voir mes amis. L’hiver a passé, et le printemps ne m’a pas fait renaître. Tu étais agrippée à moi. L’été s’est éternisé, l’automne est revenu… et tu es toujours là. Je me demande aujourd’hui si tu n’es qu’une partie de moi, ou si tu n’es pas devenue moi toute entière.

Une voix en moi me crie que ça suffit, que je suis sans joie depuis que je t’ai adoptée. Que ma force d’avant doit revenir, que je dois retrouver le chemin de ce qui fait sens dans ma vie. Que je n’ai plus confiance dans mon pouvoir d’agir ; que je ne sais plus créer du sens. Que la force qui m’a quittée il y a un an est juste là, derrière la porte où elle frappe depuis, dans mon cahier à idées que je n’ouvre plus. Que si je veux être parmi ceux qui se mobilisent chaque jour, il va falloir agir.

Parfois je me dis que j’ai peur d’échouer, ou de ne pas trouver ma place. Que je suis découragée face à l’immense tâche à accomplir. Mais peut-être que je me fais des idées, et que ce sont simplement des habitudes trop longtemps installées. Je ne sais pas. C’est comme si j’avais trop besoin de toi pour me résoudre à te voir partir.

Je te propose un marché : je prends encore un peu de repos, mais pour la nouvelle année, je reprends mes projets ! Je t’assure que tu pourras me rendre visite pour des week-ends et qu’on passera quelques soirées ensemble.

Maintenant, s’il te plaît, indique-moi ta prochaine date de départ. Et laisse-moi prendre mon train pour la vie.

Aurélie, Massy, 27 ans

© 📸 @designecologist via @unsplash

Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Non classé

Je t’écris en me disant que tu auras peut-être quelques minutes pour me lire. Mais qui a le temps, ces temps-ci ? Le temps de se pencher sur soi, sur le monde, et sur le monde vu par les autres. C’est ce que j’ai tenté d’offrir en créant ce média, en plein premier confinement. Je voulais te remercier de faire partie de cette petite barque jetée dans le flot d’informations, de mots et d’images qui traversent notre écrans.

Je t’ai rencontré un peu partout aux quatre coins du pays, et à chaque fois c’était une rencontre intense, et frustrante. Intense parce que je voyais plein de potentiels bouillonner en toi. Mais il fallait d’abord faire baisser ta méfiance. Forcément, j’arrivais de l’autre monde, puisque je venais donner des ateliers dans ton lycée. Pas beaucoup plus âgée que toi, mais ça suffisait pour dresser des défenses. Et puis dès qu’elles étaient tombées, la cloche sonnait et c’était fini, on ne se revoyait plus. Quand tu as quitté les bancs du lycée, on ne te voit pas. Tu es sur les bancs des facs ou des écoles. Entre 15 et 25 ans, on te demande d’accumuler les savoirs et les formations, et de bien rester dans ton monde. À l’heure où partout on parle du changement de société qu’il faut entreprendre, je trouvais qu’on n’entendait pas assez ta voix.

Avec ce média je voulais… je voulais tant de choses. Sortir l’écriture de l’exercice scolaire, te montrer qu’elle pouvait t’aider, que tu sois littéraire ou pas. Surtout si tu ne l’es pas. Je ne voulais pas faire un média pour les jeunes, je voulais faire un média pour tous par les jeunes. Que les plus âgés, tes parents, tes profs, tes voisins, puissent regarder le monde par-dessus ton épaule, comprendre ce qui te fait peur, ce qui te fait rêver, ce que tu veux défendre, ce que tu veux combattre. Puisque tu es le citoyen de demain. J’étais persuadée que tu avais bien plus de convictions qu’on voudrait le croire, que tu étais capable d’autocritique et de distance, et de mettre le doigt là où on a besoin de travailler. Je ne m’étais pas trompée.

Te raconter…

Tu as écrit pour te raconter. Pour dire ton mal-être (lettre à l’anorexie, lettre à mes démons, lettre à ma dépression), pour interroger tes failles (lettre à ma timidité, lettre à ma flemme), pour te réconcilier avec ce que tu es (lettre à mon hypersensibilité, lettre à mon autisme, lettre à mon estime), pour dire ton espoir (lettre à mon espérance), pour affirmer tes choix (lettre à l’enfant que je n’aurai jamais).

Tu as écrit pour célébrer ce qui est là (lettre à la vieillesse, lettre aux vivants) et pour pleurer ce qui est parti (lettre à ma grand-mère emportée par le corona, lettre à la petite que j’étais), pour envisager ce que tu seras (lettre à celle que je serai, lettre à mon avenir), pour t’encourager (lettre à la pensée positive) et pour te soulager (lettre à mes cons-frères, lettre d’un étudiant confiné), pour t’interroger (lettre à mes pensées), pour mettre les points sur les i (lettre à mes parents, lettre au divorce de mes parents) pour rigoler un bon coup (lettre à ma barbe)

…et dire le monde ?

Mais tu as aussi écrit pour dire le monde. Dire l’isolement des étudiants pendant cette crise sanitaire (lettre d’un étudiant confiné), dire ton engagement écologique (lettre à ma poule, lettre à un blaireau que je n’ai pas pu sauver, lettre à la nature en repos), politique et social (lettre aux allochtones). Tu as voulu parler des laissés-pour-compte (lettre aux fils de rien, lettre à un enfant migrant), remettre les choses en perspective (lettre à nos futures vacances), interroger la société (lettre à la société).

Ah, c’est vrai que cette section est trois fois plus courte que la précédente… Là où ça manque, c’est qu’il y a des choses à faire ! Moi je suis persuadée que tu as bien des choses à nous dire sur le monde que tu souhaites et celui que tu rejettes. Sur ce que tu aimerais changer dans l’éducation (lettre à mon prof idéal ? lettre à mon école idéale ?) dans les rapports entre les générations (lettre au parent que je serai ?) dans la consommation. Quel monde du travail tu imagines pour demain ? Quels changements dans les relations ? Prends toute la place pour qu’on arrête de dire “les jeunes ils ne s’intéressent qu’à…”

On aimerait tellement faire mieux…

Quand on reçoit une lettre, on y passe quelques heures, à corriger les fautes, à faire des paragraphes quand on reçoit tout un bloc, à tirer des fils là où on sent que tu pourrais aller plus loin, t’aider à faire de ce qui sort de toi quelque chose qu’on peut partager à tous. Parfois te pousser dans tes retranchements, et toujours te suivre dans tes instincts. On a vite compris qu’il fallait entrer en relation avec toi directement, par la voix. On fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Parce que sinon, ce texte devenait un devoir que tu rends et auquel tu ne penses plus. Nous ce qu’on voudrait, c’est collaborer avec toi, faire un petit bout de chemin ensemble.

On a tellement d’idées… on aimerait te faire rencontrer à distance les autres auteurs, on aimerait que des gens organisent des ateliers à partir de tes lettres dans leur région, on aimerait faire lire tes textes par des comédiens ou des artistes connus et qu’ils puissent même te coacher pour lire toi aussi, on aimerait avoir des musiciens qui y mettraient de la musique, créer des rencontres entre parents et enfants autour des lettres, envoyer certaines à des ministres… On aimerait aller à la rencontre des jeunes détenus, avoir une présence dans tous les pays francophones…

…avec toi !

Nous sommes une toute petite équipe. Tous bénévoles. La plupart ont des enfants et travaillent sur ce projet tard le soir ou dans leurs petits moments avant le dîner ou après le coucher des enfants. Ils se sont engagés parce qu’ils croient en toi et qu’ils veulent donner une chance à la société de t’écouter. On ne peut que te tendre la main, en espérant que tu la prennes. On a créé un espace pour toi, et on ne peut que t’ouvrir la porte et espérer que tu entres pour en faire un chez-toi. Oui y a les études, le boulot, les amis, les amours, les emmerdes… mais on espère qu’il y a aussi une envie de changer des choses, et pour ça, il faut bien commencer quelque part.

Tu sais, quand on écrit une lettre à publier, il y a toujours trois destinataires : celui à qui on dit qu’on écrit (qui est écrit en haut), celui pour qui on écrit (le lecteur), et soi-même. Alors :

à toi auteur à qui j’adresse cette lettre : on attend tes retours, tes envies, si tu veux te joindre à l’équipe, si tu as des idées, si tu veux bien prendre le temps d’en parler à tes amis…

à toi lecteur de cette lettre : parlez-en, à des gens qui travaillent avec les moins de 25 ans – coachs sportifs, profs, psy – des centres de détention pour mineurs, avec des gens dans les DOM TOM, au Canada, en Afrique subsaharienne, au Maghreb, en Europe, à des médias, avec toute personne qui pourrait nous aider à faire grandir ce projet.

Sarah Roubato

Mon école idéale

Cher latin,

Si vales, bene est, ego valeo.
Si tu te portes bien, tant mieux, moi je vais bien.

Tu dois être étonné que je t’écrive. Tu as tellement l’habitude d’être appelé « langue morte » ! Avec le grec ancien, ton meilleur ennemi, tu dois souvent te sentir oublié, délaissé.

Pourtant, dès notre première rencontre au collège, ça a été un coup de foudre. Tu as su répondre à l’une de mes interrogations de petite fille – pourquoi diable mettre un « p » à « loup » ? Et la magie a opéré, j’ai compris que les mots cachaient une histoire, un mystère, je voulais tout savoir. La mythologie, les empereurs, pourquoi pas… C’était intéressant, mais ça restait du folklore. Ce que je voulais, c’était de la langue. Toi. Comprendre qui tu étais, comment tu fonctionnais, pouvoir communiquer avec toi.

T’espérer

Et puis la déception. Une mauvaise prof, une classe chahuteuse. Pas le temps d’apprendre les déclinaisons. Il fallait regarder des films et partir en Italie. Et moi je restais là, séparée de toi par une paroi de verre, attendant de pouvoir enfin te rencontrer vraiment. Je ne savais pas comment t’atteindre. Je n’avais pas de grammaire, pas de dictionnaire, et surtout, personne pour me montrer comment parvenir jusqu’à toi. J’attendais au premier rang, me contentant de ce petit mot écrit au tableau : hodie – aujourd’hui. Ce mot, c’était tout et rien à la fois. Rien, parce qu’il donnait une légitimité à la prof : elle nous avait appris quelque chose, elle avait donc fait son travail. On pouvait passer à autre chose. Tout, parce que c’était toi.

Au lycée, j’ai cru que je pourrais t’approcher de plus près. J’ai vite déchanté. L’oral ? Pas pour moi ! La professeure ne cessait de répéter que c’était facile, qu’il suffisait d’apprendre par cœur. C’était comme ça que l’épreuve était conçue. On devait préparer un corpus de textes courts puis recracher leur traduction et un petit commentaire. Il y avait si peu d’élèves qui choisissaient cette option, il n’aurait surtout pas fallu leur demander trop d’efforts ! Et toi là-dedans, où étais-tu ? Tu étais comme un fantôme, une ombre. Je me trouvais face à ton image, ton apparence, mais ce n’était pas vraiment toi. En cachette, pendant les cours d’allemand, j’apprenais mes déclinaisons. Je ne savais pas à quoi elles servaient, seulement qu’elles étaient la clef. Un premier pas vers toi. Non, les cours d’étymologie ne me satisfaisaient pas. Ils t’asservissaient au français en te cherchant une utilité, une légitimité. Moi, je cherchais désormais un latin affranchi, un latin qui n’aurait pas à se justifier. C’est toi que je voulais, pur, libre et beau. Et en cherchant à te libérer, c’était peut-être à ma propre liberté que j’aspirais. J’étais euphorique, je transgressais les règles pour toi, en faisant confiance à mon intuition. Un jour, nous nous rencontrerions !

Te choisir

Et puis zut, arrivée en terminale, ça ne me suffisait plus. Non, vraiment, je ne passerais pas l’oral. J’avais trouvé une confidente ; une professeure prête à me préparer à l’écrit, c’est-à-dire à accompagner la débutante que j’étais dans la traduction d’une œuvre complète en seulement un an. J’étais seule dans cette option, et tous les jours, nous nous retrouvions en tête à tête au CDI, toi et moi. Tant pis pour les devoirs, j’avais toute la nuit pour y penser ! Je découvrais tes sonorités, ta logique et tes ablatifs absolus. Et Cicéron. Et Sénèque.

C’est à cette époque que j’ai réellement compris qu’on me ferait payer ce choix. Dans ma famille, d’abord. Le jour où j’ai dit à mon père que je voulais faire L, nous avons eu une longue conversation. Il est taciturne, mon père. Il parle quand il le faut, pas davantage. Pourquoi ne veux-tu pas faire S ? Tu es bonne en maths, en physique, en SVT, tu devrais faire S ! Ça ne m’intéresse pas. Je n’y trouve rien d’inspirant, je suis à la recherche de la beauté et je n’en vois pas dans les sciences. Mon père m’a alors fait une démonstration mathématique complexe pour me prouver qu’il y avait bien de la beauté dans les maths. C’est vrai. Je ne dis pas le contraire. Mais je crois que chacun doit pouvoir être libre de chercher la beauté qui lui correspond. En fait, je lui ai menti ce jour-là. J’ai défendu la beauté de la littérature, alors que c’était à la tienne que je pensais. Ta beauté qui résulte notamment de ta logique. Mais ça, il faut te connaître pour s’en apercevoir. Pour comprendre que ton corps est littéraire, mais que ton âme est mathématique. J’aurais aimé que ma famille l’accepte. Ils l’ont fait, d’une certaine façon, en me laissant changer d’option et préparer l’écrit. En contre-partie, j’ai consenti à en parler le moins possible. Pardon, tu n’étais pas assez scientifique.

Au lycée, ce n’était pas facile non plus. L’administration avait gardé exactement les mêmes classes qu’en première, à une exception près. Moi. Entourée d’inconnus, dans une option qui ne me permettait aucune rencontre, j’étais bien seule. J’étais l’intello, la fille bizarre. Celle qu’on tolérait si elle ne parlait pas trop de son option. Tu ne les intéressais pas. Ou plutôt, ils ne se demandaient pas si tu pourrais les intéresser. Heureusement, la plupart des professeurs étaient bienveillants. J’étais celle qui réussirait. Celle à qui le documentaliste prêtait un dictionnaire pour toute l’après-midi sans enregistrer son nom. Celle qu’on pouvait laisser trois heures seule dans une classe en sachant qu’elle passerait tout ce temps à travailler. De petites entorses au règlement. Mais d’immenses marques de confiance.

Quand j’ai eu mon bac, on m’a félicitée. Ils n’avaient rien compris : le bac, je m’en moquais. En un an, j’avais traduit Phèdre en intégralité. 1280 vers. Rien ne m’avait jamais rendu aussi fière.

Te quitter ?

En prépa, nouveau contre-temps. Une mauvaise prof. Une classe avec de nombreux débutants. Cette fois, je lisais Cicéron sous ma table. La prof n’était pas dupe, mais comme je répondais du tac au tac quand elle m’interrogeait sur ses exercices trop faciles, elle ne disait rien. J’ai cependant découvert le thème. Traduire du français au latin, quel jeu magnifique ! Je t’empruntais un mot et je le modelais pour qu’il s’emboîte parfaitement dans le reste de la phrase. A 18 ans, avec toi, je jouais aux Lego ! J’avais plus d’amis aussi. Des élèves de ma classe et même des scientifiques qui acceptaient que je leur parle de toi. Ils devaient me trouver un peu bizarre, mais en prépa, les bonnes notes justifient tout. Et dans ce domaine, je faisais partie des privilégiés. Pourtant, en deuxième année, je bouillais. La professeure était excellente, mais elle m’interrogeait peu, de peur de m’en demander trop. Je délaissais mes fiches de vocabulaire pour me plonger à nouveau dans les textes. J’ai découvert Sénèque. Non plus le Sénèque de Phèdre, mais celui des Lettres à Lucilius, le philosophe. Disce gaudere – apprends à te réjouir. Quelle force dans ces deux mots, quelle justesse ! Oui, c’était difficile la prépa, mais mon bonheur ne dépendait que de moi ! Dédaigne la Fortune, fais l’apprentissage de la joie, réjouis-toi de toi-même et de la meilleure part de toi !

Le concours… La rupture. J’ai compris que la sagesse était un long chemin. Et que je n’étais pas prête à affronter les coups de la Fortune, la violence d’un jury. Je t’ai rendu responsable, je t’ai rejeté. Nous étions obligés de continuer à nous fréquenter, mais j’éclatais en sanglots dès que j’étais face à toi. Je n’ai plus lu Sénèque. Je ne me suis plus battue. Le silence dans ma tête. Je n’en pouvais plus.

Te retrouver

Latin, aujourd’hui j’apprends à te retrouver. Pardonne-moi mes erreurs, pardonne-moi tout ce que j’ai pu oublier depuis ma deuxième année de prépa. Je cherche des moyens détournés de parvenir à toi. On n’oublie jamais son premier amour. J’ai découvert le plaisir d’enseigner, de transmettre. Une étudiante de ma promo a bien voulu laisser de côté ses préjugés et te rencontrer. Je lui sers d’intermédiaire, sans lui avouer que je me sers aussi d’elle comme d’une intermédiaire. Quel bonheur de voir ses yeux s’illuminer en apprenant que « ex aequo » vient du latin ! En tant que médiéviste, elle voit une utilité à cet apprentissage. Mais je crois aussi qu’elle commence à comprendre que tu ne te résumes pas à ça. Que tu n’as besoin ni du français, ni de l’histoire. Que tu te suffis à toi-même.

Alors, s’il faut apprendre le grec ancien, s’il faut supporter l’incompréhension de ma famille et de mes amis, s’il faut devenir prof en sachant que je risque surtout d’enseigner le français… je le ferai.

Je me suis déjà longtemps battue. Je continuerai à me battre. Jusqu’à l’agrégation peut-être. Je te ferai connaître, revivre.

Je t’aime – Te amo.

Laetitia, Sud-Ouest de la France, 22 ans

© 📸 Ben White via @unsplash

Lettres pour dire le monde

Toi,
ma prison,
mon coup de règle sur les doigts,
ma claque sur le visage à chaque matin,
mon gouffre.

Elle,
ma source, mon existence, ma conscience,
mon cœur, mon âme, ma vie,
ma peau, mes os et mon sang.

J’ai toujours trouvé ça bien étrange de devoir marier les mots Musique et Industrie. Selon le Larousse, tu es l’ensemble des activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en œuvre de matières premières. Ouf. Économie, production, biens matériels, matières premières… et l’art, dans tout ça? L’art de la musique, son raffinement, son évolution, et surtout, ses bienfaits chez les êtres humains, on trouve ça où là-dedans ? Qu’est-ce qu’il reste de l’art quand il devient une industrie ?

La musique nous guérit et nous libère. Elle nous amène là où nous ne pourrions jamais nous rendre. Elle règne dans le mystère des sons, et ce n’est qu’en se dévouant à son mystère avec respect qu’on peut la comprendre. J’existe grâce à elle, et en quelque part, elle existe un peu mieux grâce à moi, et à toutes les créatrices et créateurs de musique. Mais toi, tu la stérilises et tu en fais un simple produit.

La musique, mon choix et mon destin

Les musiciens qui m’ont élevée m’ont inculqué les fondements de la musique dès l’âge de 5 ans. À 8 ans, j’avais mes premières expériences d’enregistrement en studio et à 11 ans, mes débuts sur scène. À 14 ans, j’avais déjà pris la décision de devenir une rockstar, et je n’avais qu’une hâte : sortir du milieu scolaire pour me faire une place. Je l’ai enfin quitté pour de bon à 20 ans pour vivre ma passion pour vrai.

A-t-on un destin ? Quand je regarde mes choix de vie et mon chemin, je me demande bien souvent si j’ai vraiment choisi la Musique… ou si c’est elle qui m’a choisie. Je crois l’avoir choisie de façon consciente, mais en même temps, elle est la seule chose que je sais faire qui fait du sens pour moi, la seule chose que je comprends réellement. Elle m’a fait comprendre ce que c’est, d’aimer pour vrai. Toutes les fois où mes peines d’amour m’ont fait sentir comme si on m’avait catapultée du haut d’une falaise, c’est la musique qui m’a permis de rapiécer les mille morceaux que j’étais devenue. Nouvelles œuvres composées en rafale ou album de Tori Amos écouté en boucle aussi longtemps qu’il le fallait… c’est la Musique, et la Musique seule, qui m’a toujours sortie du gouffre.

Je n’ai pas choisi ce que je ressens pour Elle, mais je me devais de tout faire pour lui remettre tout l’amour qu’Elle donne. J’ai choisi de lui dévouer ma vie. Mais ce que je n’ai pas choisi, c’est comment toi, Industrie, tu allais me rendre la vie impossible.

Produire plutôt que créer

Une partie de ce que nous sommes, nous les artistes, t’échappera toujours. Nous œuvrons avec un pied dans l’éther et un pied sur la Terre. Nous traduisons l’expérience de la vie humaine en récits sonores. Nos émotions sont des rythmes, des accords et des vibrations. Nous ne sommes pas des machines de production constante et massive.

Pour maîtriser notre art et le faire mûrir, nous devons nous y donner à chaque instant. Jusque dans les années 90, il était encore possible, avec des paroles profondes et des approches sonores différentes du standard pop, de se faire une place. Le public alors voulait bien que la musique le fasse réfléchir, s’éveiller et grandir.

Le 21e siècle t’a vu homogénéiser la musique, établissant le pop comme unique standard. Les opportunités de faire sa place avec de la musique alternative sont devenues excessivement rares. Combien de fois ai-je eu ce type de discussion avec les gens de chez toi : “Pour faire de l’argent avec ta musique, Alexandra, et trouver des opportunités, tu dois faire un produit qui pourra être consommé le plus facilement et rapidement possible. Tu dois faire un produit commercial. Ton approche est trop artistique!”

Face à une telle fermeture d’esprit, les créatrices et créateurs de musique comme moi prennent donc la route indépendante – et au 21e siècle, choisir la route indépendante, ça signifie devenir femmes et hommes d’affaires. Résultat : nous passons désormais presque tout notre temps derrière nos écrans à vaquer au trop-plein de tâches qui composent la réalité des artistes indépendants d’aujourd’hui.

Médias sociaux, marketing, promotion, networking.
Se booker, contacter les médias.
Faire des événements, trouver des espaces.
Organisation, promotion, gestion d’événements et de spectacles.
Gestion de personnel, gestion budgétaire, gestion de communautés.
Création, développement et maintien de sites web, de contenu web et de communautés web.

Et là-dedans, il faut bien sûr trouver un moyen de créer, pratiquer, jouer et enregistrer de la nouvelle musique. Sans oublier de vivre nos vies. La création prend donc inévitablement une place secondaire, voire tertiaire. Ce n’est plus un choix, ça devient un deuil à faire tous les jours.

Avoir une job pour faire son métier

Nuit après nuit, heure après heure, devant l’écran. Plus d’énergie, plus rien pour retourner à l’instrument pour créer, encore moins pour le plaisir. Que des pixels, que du marketing, que de la promotion. Petit à petit, on se voit déconnectés de notre art.

Tu vas me dire que c’est une opportunité de développer de nouvelles habiletés. Oui, mais non… parce que cela nous épuise et nous vide. On perd notre vision. Et ça n’est pas notre métier ! Si j’avais voulu être conseillère marketing, développeuse de site web, organisatrice d’événements ou gestionnaire de communications quelconque, j’aurais pris ce chemin. Mais non : j’ai longtemps orienté mes études vers la musique, et choisi ensuite d’arrêter pour entrer entièrement dans mon univers créatif. J’ai choisi de créer le meilleur art possible, afin de contribuer au bien-être des êtres humains. Ma route, c’est celle de la Musique, m’étais-je dit. Je rencontrerai bien des gens pour qui la gestion, l’organisation et le marketing, est une passion. Et ensemble, nous formerons des équipes solides où chacun brillera de ses propres forces.

Mais pour réussir à bâtir une telle équipe, on doit en avoir l’opportunité. Et qu’en as-tu fait, des opportunités, au cours des 20 dernières années? Tu as décidé de les transformer en source de revenus. Bravo pour toi ! Tant pis pour les artistes! Le profit avant l’humain, évidemment!

Résultat : on doit se les payer, nos opportunités.
Payer pour organiser des spectacles, payer pour participer à des spectacles.
Payer pour se promouvoir, payer pour être visible.
Payer pour avoir une chance, payer pour faire notre place.
Payer, sinon ça ne marchera pas, notre affaire.
Et pour payer tout ça, c’est donc une deuxième job que ça nous prend.

“Tu fais quoi dans la vie ?” Quand je dis “Artiste indépendante”, on me fait systématiquement la remarque : “Ok mais ta vraie job, c’est quoi ?” Ma “vraie job”, c’est elle qui paye mes factures et me permet de produire ma musique, la diffuser, la partager et la présenter. On travaille donc… pour travailler.

Les collègues de la job de jour nous tapent alors sur l’épaule en disant “Tu as de beaux projets!” Des projets, mais pas un vrai métier pour eux autres. Ils n’ont souvent aucune conscience que la culture s’étend au-delà de ce que la télé de leur salon leur diffuse – un résultat bien nocif de ton emprise.

Plus rien à donner

As-tu une idée de ce que nous, artistes indépendants, on obtient, comme profits? Rien, en fait. Absolument rien. Au 21e siècle, il n’est plus possible de gagner de l’argent en vendant sa musique. On en est toujours simplement à espérer récupérer notre investissement et remettre la balance à zéro, au moins pour nous sortir de nos dettes. Si on vend nos chansons en streaming pour 1$, on reçoit 0.07$ . On est bien loin du profit. Nos revenus, c’est par les concerts qu’on les obtient. Mais encore là, quand on est artiste indépendant, les dépenses sont immenses pour donner un spectacle.

Prix d’un keyboard: 600$, au plus abordable
prix d’un micro: 80$ dans les plus cheap, 350$ minimum pour la qualité
prix d’un infographiste pour faire une affiche: 200$
prix des salaires des musiciens du groupe: 75$ x 3 = 225$, et ça, c’est bien parce que ce sont des amis
prix de location de la salle de spectacle: 200$ minimum

Voilà pour les dépenses. Et du côté des revenus, sur la scène indépendante, le prix du billet de spectacle, c’est 5$ comme standard. Pour charger 10$ à l’entrée, y faut offrir un spectacle presque digne du Cirque du Soleil. Et si on ose demander 20$ à l’entrée, c’est non seulement se faire demander pour qui on se prend, mais c’est aussi perdre tout le public qui préfère dépenser le plus d’argent possible en boisson, et le moins d’argent possible pour soutenir et contribuer à l’essor de sa scène locale. On doit jouer gratuitement, “contre de la visibilité”, et peut-être contre une pinte de bière.

Nous sommes des milliers de créatrices et créateurs de musique milléniaux, que tu as propulsés dans les dédales de l’avancement technologique. Et avec elle il faut que tout soit parfait, lisse, propre. Il faut tout donner de nous, constamment, à 200%. Mais pour toujours donner le meilleur de soi, il faut en être capables, et devant l’immensité absurde des tâches qui composent notre vocation, nos réservoirs se retrouvent complètement à sec. On doit produire du contenu gratuit pour gagner et maintenir notre place (blogs, vidéos, etc.) Le principe de base de l’énergie est que lorsqu’on en met dans quelque chose, ça doit nous revenir. Sinon on se vide, et on n’a plus rien à donner.

Alors quand on voit que les opportunités se font de plus en plus rares et coûtent de plus en plus cher, et surtout – surtout – qu’on accumule les burnouts, on se doit de prendre du recul, pour se demander jusqu’où on te laissera nous étouffer. Parce qu’une chose est certaine, peu importe le domaine, il est temps d’arrêter de normaliser l’épuisement professionnel.

Tracer une nouvelle route

Le quotidien des artistes indépendants suit désormais la route d’un train complètement déraillé, et il est grand temps pour nous d’en sortir. Nous devons retrouver une vie saine et une santé mentale équilibrée. C’est notre droit ! Nous devons réclamer notre valeur et nous redonner le droit d’être ce que nous sommes. Nous devons rétablir notre droit d’offrir à nos publics tout ce que notre musique peut leur apporter : libération, amour, apaisement, conscience, sentiment d’appartenance… Car ce n’est pas toi qui apportes ça au public, Industrie. C’est Elle. Toi, tu n’es pas la Musique. Tu n’es pas un art, et l’art de la musique, ce n’est pas un produit. Elle a traversé des millénaires, pas toi. Elle doit être préservée, cultivée, nourrie. Elle doit être aimée, comme elle nous aime.

Une artiste qui choisit de quitter les médias sociaux parce qu’elle est à bout de se battre contre les algorithmes, choisit déjà une autre route. Seule, elle perdra toutes ses opportunités. Mais si tous les artistes le faisaient et mettaient leurs énergies à réinventer leurs communautés et leurs scènes locales, nous pourrions alors, probablement, vivre le changement dont nous avons tant besoin.

Je fais face à ma vie, et je comprends bien peu. Mais je comprends la Musique, et je comprends mon devoir, et ainsi, je comprends mon destin.

Alex Robshaw, Auteure-compositrice-interprète, Montréal.
www.alexrobshaw.com

Lettres pour me raconter

Depuis quelques temps, je ne vois que toi. Nous sommes devenues, sans le vouloir, des colocataires. Pour combien de temps ? Je ne sais pas.

Tu parsèmes mes journées sans plus savoir où te cacher. Tu brilles à travers mon écran, mon téléphone ou même la lueur du soleil dans les recoins de mes volets. Mais dans mon humble appartement de deux pièces aux couleurs plutôt claires, ta présence m’oppresse.

Tu es mon premier spectateur, la première à découvrir toutes les facettes de mon intimité. Tu restes silencieuse, transparente, à me voir faire des choses dont peu de gens sont témoins dans mon entourage – pleurer, rire, danser, dormir, cuisiner.

Quand je rentre dans mes délires, tu m’observes et tu me rappelles vite à l’ordre.
Quand j’essaye de te semer le temps d’aller dormir, que je me laisse envelopper dans la pénombre et que je m’apprête à plonger dans mes rêves, tu m’entoures de ton ombre et tu me souffles un air glacé dans la nuque.

Mes déjeuners se résument à une assiette sur mes genoux, à l’ordinateur allumé sur la série du moment, à la bouilloire remplit d’eau chaude du réveil au coucher. La vaisselle reste toujours propre, peu de vêtements sortent de mon dressing et je n’ai jamais autant rempli mes placards de nourriture.

Tu es devenue à toi toute seule ces journées qui s’enchaînent. Tu étais une infime partie de moi depuis ma naissance et en quelques mois tu es devenue toute ma vie, mon quotidien, en entier.

Où est donc passé le rire aigu de mes copines ? Le tapement des pieds dans les couloirs du métro ? Les verres qui trinquent sur les tables voisines lors de mes nombreuses soirées festives ? Seuls quelques visages apparaissent en facetime. Le reste du temps, c’est la voix des acteurs dans les films qui me fait sentir moins isolée.

Il faut que tu saches que c’est encore nouveau pour moi et très abstrait. On m’a dit que tu faisais partie de moi et ça, depuis longtemps ; que je devais t’accueillir et apprendre à être heureuse avec toi avant d’être heureuse avec d’autres. Mais comment veux-tu que je travaille sur moi si, de toute façon, je n’ai pas le choix ? Comment puis-je t’accepter dans ma vie de tous les jours si je n’ai même pas de vie de tous les jours ?

Alors j’apprends, d’heure en heure, à t’enlacer à mon tour ; avec tendresse, amour et non avec tristesse. Car c’est avec toi que j’ai quitté le chemin d’une vie dynamique et répétitive, que j’avais l’habitude d’accepter, pour des journées plus tranquilles, plus saines, tournées vers l’autre et vers l’instant présent.

Tu as de multiples facettes, de multiples personnalités et chacun te rencontre à sa manière, à un instant de sa vie. Plus particulièrement cette année. Tu es rentrée plus tôt que prévu dans la vie de nombreuses personnes qui n’avaient pas encore les outils pour t’aimer, et tu t’es renforcée dans la vie de ceux que tu avais déjà conquise. Tu as causé de nombreux dégâts, fait souffrir de nombreuses âmes, au point que certaines envisagent de partir pour de bon. Si seulement nous avions appris à te faire confiance plus tôt… à te découvrir sans t’associer à des peurs, à nous laisser une chance de te conquérir avec douceur.

Je décide donc, aujourd’hui, de te comprendre et de t’accepter telle que tu es. Je considère qu’il est urgent d’apprendre à vivre en paix avec toi, et donc avec moi-même, et je nous souhaite qu’il y ait autant d’amour entre nous qu’il peut y en avoir entre deux êtres.

Thaïs, 25 ans, Île De France.

Lettres pour me raconter

Ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Ou plus exactement, je ne t’avais jamais envoyé ce que j’avais couché sur le papier.

Tu es arrivée brusquement dans ma vie, il y a presque 5 ans. Il paraît que tu fais souvent ton apparition entre l’âge de 15 et 25 ans. On t’a donné le nom de décompensation psychotique. Un mot impossible pour décrire quelque chose qui m’a fait sortir du réel. La première fois qu’on m’as parlé de toi, je n’ai pas compris grand chose, car c’était en anglais, dit par le médecin qui me suivait en Turquie. Ensuite médecins et psychiatres me l’ont réeexpliqué en France. Tu cherchais à “rompre mon équilibre psychique avec des épisodes délirants très brusques”. Aujourd’hui j’ai besoin de te raconter ce qu’il s’est passé entre nous, pour me délivrer de toi une bonne fois pour toutes.

Une nouvelle réalité

Tu t’es manifestée dans un petit paradis, aux Cameron Highlands, entourée de plantations de thé, où j’étais en backpacking pour 3 mois en Asie. J’ai ressenti un changement radical en moi, un changement effrayant et magnifique à la fois. Cette sensation qu’une énergie avait pris possession de moi. J’en ai eu des fourmillements dans les moindres recoins de mon corps. Quelque chose en moi comprenait qu’il fallait que je rentre en France, mais c’était déjà trop tard.

Dans la réalité que j’étais la seule à percevoir, le temps passait de manière irrationnelle : le soleil se déplaçait d’est en ouest en l’espace d’un battement de cil, et chaque musique que j’avais l’habitude d’écouter avait été comme remixée par mes mouvements, comme si nous étions connectés. C’est vrai que c’était très étrange, mais c’était aussi génial et j’aurais aimé que tout le monde puisse l’écouter.

Tu me protégeais du monde extérieur, en me disant que j’étais mieux ici. Tu faisais de moi quelque chose d’agité. Je parlais je réfléchissais, comme si j’étais devenue quelqu’un d’autre, certaine que le monde dans lequel j’avais toujours vécu n’était qu’un mirage.

Une voix m’est revenue – bien réelle – que j’écoutais depuis mes 15 ans. Chacune de ses chansons me confirmait qu’on était liés. J’avais l’impression de communiquer avec Lui. En pleine nuit, alors que mes amis dormaient, je me suis enfuie de l’hôtel pour le suivre, sentant mes pas guidés par une force étrangère, pour enfin le rejoindre.

La capture

J’ai chanté tout du long, écouteurs dans les oreilles. J’ai balancé sur le chemin toutes les affaires que j’avais sur moi, une à une. J’ai commencé par mes bijoux, et j’ai fini par mes vêtements et mes chaussures. Tous ces biens matériels ne m’étaient plus d’aucune utilité là où j’allais. Je me suis retrouvée à marcher en maillot de bain au beau milieu des routes de montagnes, jusque dans la forêt.

Rappelle-toi…La peur qu’ont eue mes amis lorsqu’ils se sont réveillés et qu’ils ont vu que je n’étais plus là. Le moment où ils sont partis à ma recherche et m’ont retrouvée couverte de bleus. L’avion dont on m’a fait sortir de force lors de l’escale.Le premier hôpital où on m’a amenée sans même que je m’en rende compte.

Enfermée

Rappelle-toi…
De ma famille, impuissante.De la peur et de la détresse pendant un mois d’enfermement. Des piqûres, des barreaux aux fenêtres, des médicaments. 
Des camisoles de force.De ce froid ambiant, ces murs jaunis par le temps.De cette odeur particulière qu’on ne trouve que dans les hôpitaux.

La terreur lorsqu’on m’enfermait dans cette pièce minuscule, sanglée sur le lit. 
De ma nuque douloureuse, à force d’essayer de regarder par la fenêtre qui se trouvait derrière moi, le seul puits de lumière qui me permettait de ne pas perdre complètement pied.
Les journées passées avachie sur une banquette, amorphe, après chaque piqûre de tranquillisant. 
Et cette idée…

que je ne sortirais plus jamais d’ici.

Sortir de l’enfer

Plus le temps passait, moins tu te manifestais. Au bout de 15 jours, j’avais commencé à retrouver l’appétit. J’étais moins sédatée, et on m’autorisait à sortir de temps en temps dans la cour. Rentrer chez moi redevenait une possibilité.

Mais à mesure que tes forces s’amenuisaient, je me retrouvais seule, seule dans un pays dont je ne comprenais pas la langue, et tu n’étais plus là pour m’apporter refuge.

On est finalement rentrées en France, toujours ensemble. Puis, petit à petit tu t’es complètement détachée de moi. Je m’exprimais par moi-même et plus par l’autrevoix. Et puis le temps s’est remis à s’écouler normalement. Le soleil, la lune et toutes les planètes se sont remises à leur place. Les musiques étaient redevenues comme avant… seulement des musiques. Je pouvais sortir toute seule et aller boire un café avec mes amis. J’ai même retrouvé du travail.

Revivre “normalement”

J’ai toujours eu du mal à parler de toi avec les autres. J’avais honte, peur d’être rejetée et qu’on ne me comprenne pas. Peut-être qu’avant de pouvoir en parler aux autres je devais d’abord en parler à moi-même… c’est-à-dire à toi. Voilà pourquoi je t’écris. 

J’ai réappris à ne plus être à contre-sens. J’ai teint mes pensées noires en rose, j’ai fait en sorte de redevenir conforme à notre société, et il paraît que c’est bien mieux comme ça. Sauf que tu étais une partie de moi… tu m’as fait devenir qui je suis, et j’aurais peut-être préféré que l’on t’accepte comme une part entière de ma personnalité.

Je veux aussi que tu saches que tu n’as pas fait que me faire sentir anormale. Tu m’as aussi offert une autre vision de la vie et de l’univers. Tu m’as fait grandir. Tu m’as ouvert les yeux et tu as éveillé mon esprit. Tu m’as fait faire un voyage vers une dimension que je n’aurais pas pu imaginer. Mais je devais faire un choix. Car tu vas de paire avec les hôpitaux, la solitude, les médicaments, la tristesse, les regrets et tout ça, j’ai décidé de les laisser derrière moi.

Freud dit que «les comportements, même en apparence les plus insensés, ont un sens». Donc tu as un sens, mais lequel? Tu es «une tentative des êtres à trouver des solutions -certes dysfonctionnelles- à des problèmes profondément humains.» Entre la langue des médecins et celle de la spiritualité, je cherche encore à te définir. Accepter ce bout de chemin passé ensemble, c’est tout ce que j’ai pu faire.

Ana, 25 ans, Haute-Savoie

© 📸 Oscar Keys via @unsplash
💻 graphiste visuel @cess.cess.16

Lettres pour me raconter

Parfois, il arrive qu’un événement nous brise complètement. Un événement si violent, qu’il vient bouleverser toute notre vie : nos habitudes, notre façon de voir le monde, notre façon d’être. Si choquant, qu’il nous pousse à nous isoler. Enfin, c’est ce qui m’est arrivé à moi. Après, j’étais complètement perdue au point de même plus savoir qui j’étais.

J’ai dû parcourir un long chemin pour arriver jusqu’ici. J’ai vécu des moments de vide, des envies de disparaître.

Par la suite, j’ai découvert une force de vie en moi. J’ai dû réapprendre à vivre avec les autres, pour enfin sentir l’espoir renaître en moi.

1.  Expérimenter le vide
Quand c’est arrivé, un vide m’a envahie. Un vide qui vous fait ne plus rien ressentir. Ni joie, ni peine, ni douleur, ni colère. Juste un vide, qui efface peu à peu la personne que vous êtes. Je me sentais complètement inexistante, comme si on m’avait supprimée. Je restais la plupart du temps figée, comme si j’étais le fantôme de moi-même. J’avais l’impression de voir les choses en étant en dehors de mon corps. Je faisais des gestes, mais je n’habitais plus ma vie. Je n’étais même plus capable de suivre une conversation ou un cours.

Je me racontais que ça allait passer. Mais à mesure que le temps passait, j’ai compris que non : on ne peut pas changer cela. C’est quelque chose d’irréversible, un peu comme si on gommait un trait de crayon : on ne le voit plus, mais le papier est marqué. J’ai essayé de reprendre une nouvelle page pour tout recommencer. (J’y ai passé des heures.) Mais les larmes montaient et finissaient par tomber sur la feuille qui se déchirait. Alors j’abandonnais.

2. Vouloir disparaître

J’étais devenue invisible. J’ai pourtant essayé de m’ouvrir à cœur ouvert aux autres. Mais lorsque je voulais me confier, que les mots étaient sur mes lèvres, une force les repoussait dans le fond de ma gorge. Je restais seule. Seule avec mon silence. Condamnée deux fois : la première au moment où ça s’est passé, et puis une deuxième fois, à ne pas pouvoir parler. Condamnée à errer comme une âme perdue, entre la terre et le ciel.

J’ai joué avec la mort. J’avais envie de retrouver ce grand-père qui avait été si présent pour moi pendant mon enfance. Envie de revoir mon ami qui, avant moi, avait décidé de se rendre au paradis. Au lieu de ça, ils m’ont rejetée sur terre, sans vie.

3. Sentir en soi la force de vie
C’était vraiment dur d’avoir envie de vivre. Moi je ne voulais tout simplement plus. Mais j’ai dû essayer de reprendre possession de moi. Aujourd’hui, je suis là de nouveau, à me poser des tas de questions : pourquoi suis-je incapable de me concentrer, incapable de prendre la moindre décision ? Pourquoi je ne me sens à ma place nulle part ? Pourquoi je n’arrive pas à vivre pleinement ?Et puis je repense à eux. À ceux qui ont fait de moi cette personne étrangère. Ce sont eux qui m’ont tuée.

 Puis à force d’errer, on finit par rencontrer d’autres personnes aussi brisées que nous. J’ai fini par nouer une belle amitié avec quelqu’un. On se soutient. D’autres personnes m’ont relevée. Elles m’ont fait comprendre que j’étais à ma place sur terre, que je pouvais devenir la personne que je souhaitais, que j’avais le droit d’avoir des rêves, d’avoir des envies, et même le droit d’avoir des peurs. Grâce à elles, j’ai découvert une force bien cachée en moi. Une force si puissante que par moment, elle nous permet de nous faire sentir vivante.

4. Revivre parmi les autres

Pour l’instant, je veux disparaître au milieu des autres. Je passe la plupart de mon temps à regarder les personnes que je croise. J’observe leurs comportements, leurs réactions, leurs façons de s’exprimer. J’analyse tout ce que je vois, que ce soit dans la rue, dans les transports, en cours, dans les magasins ou lors d’un repas. Je les observe pour les imiter. Parce qu’il est plus simple de se fondre dans la masse et de ne pas se faire remarquer quand on se comporte comme tout le monde. J’essaie de recoller les meilleures parties des personnes que je rencontre, un peu comme une greffe afin de me reconstruire une nouvelle personnalité. Plus tard, je retrouverai peut-être ma place parmi les autres.

5. Redonner un sens à sa vie
Je me suis remise à faire des choses que je m’étais interdites : faire les magasins, sortir avec des amis ou même faire une simple balade en forêt. J’ai repris les études qui me plaisent.
Cela m’a pris 4 ans.

Je me réveille le matin en me disant que je suis enfin sur le point de devenir une nouvelle et une bonne personne utile pour beaucoup de personnes. Finie la petite fille discrète, celle qui n’ose pas dire non. Finie l’adolescente qui ne pense qu’à se bousiller la santé en buvant, en fumant n’importe quoi.

Pour la première fois, j’ai l’espoir que ça marche. Cet événement m’a changé, il fait même partie de moi. Il m’a permis de grandir, un peu trop tôt. Cet événement fait pour me détruire m’oblige à profiter de tous les petits moments de la vie.
Avant, je détestais écrire, je pensais ne pas savoir le faire. J’admirais l’écriture, mais ça me ramenait toujours aux écrits scolaires et aux mauvaises notes. Mais vient le moment où on a besoin d’extérioriser des choses, la plupart du temps douloureuses. Notre cerveau bloque, on est incapable de les dire, mais on sent qu’elles poussent pour sortir, sinon on va exploser. J’ai été accompagnée pendant un moment par des éducateurs et psychologues. C’était compliqué pour eux, car je parlais très peu. Ils m’ont donc proposé de passer par l’écriture. Quand je voulais parler de quelque chose en particulier je venais à la séance avec quelque chose d’écrit.

Aujourd’hui j’écris des pages et des pages pour extérioriser tout ce que je ne sais pas verbaliser. Les sentiments, les problèmes, les solutions que j’ai rencontrées, j’ai envie de les partager par l’écriture.

Mais je voudrais aussi en parler oralement, rencontrer des gens, leur permettre de retrouver leur chemin. Je ne veux pas qu’ils ressentent la solitude et le sentiment d’abandon que j’ai pu éprouver. Je voudrais que ça touche un maximum de monde, leur montrer qu’on peut se sortir d’une situation que l’on pense insurmontable. Qu’il faut du temps, mais surtout qu’il faut savoir demander de l’aide. On me dira qu’avant de vouloir aider les autres, il faut s’aider soi-même. Oui, sans doute. Peut-être. Pourtant, c’est cette promesse qui me fait me sentir en vie.

Ce soir, je sais que j’ai avancé. Bien plus que ce que je pensais en commençant cette lettre. Je suis fière d’avoir surmonté tant d’obstacles et d’être arrivée ici. Mais je reste prudente, parce que je sais que le chemin n’est pas fini et qu’il y a encore beaucoup à faire. Il me faudra du temps pour vivre sereinement, pour ne plus avoir peur. Mais ça ira, parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, j’ai envie de vivre.

 Lola, 20 ans, Nord

Relisez la première lettre de Lola : Lettre à mon intimité.

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