Lettres pour me raconter

Capsule à ouvrir dans 2 ans, histoire de voir si t’es encore vivante.

Salut Tara, c’est Tara, 2 ans en arrière.
J’espère que tu vas bien et que tu continues à écrire à des heures improbables sans raison précise. Je sais pas trop comment commencer, j’ai beaucoup de trucs à dire.

D’abord, dis-moi que t’as toujours Kéoo collé à toi et si c’est pas le cas, achète un poisson rouge. Ensuite, j’espère que t’as la même vie que moi, mais encore mieux.
J’espère que tu fais toujours autant de bêtises,
que tu te fous toujours autant dans la merde,
que tu tombes toujours aussi follement amoureuse même si tu te promets à chaque fois que c’est la dernière fois.
Que tu cries, danses et rigoles fort comme avant,
que t’as toujours ces mauvaises passes et ces moments de vide qui te donnent une grosse claque dans la gueule et te permettent de réagir,
que tu continues d’essayer de donner de l’amour à tous les gens qui t’entourent même si parfois tu leur en demande beaucoup.
J’espère aussi que t’as réussi à contrôler ta colère et que tes nerfs sont moins sensibles.

Au fait, si t’as pas eu le courage de partir vivre loin et de tout le monde, c’est pas grave, t’étais pas prête. On demandera à la Tara de 25 ans de le faire pour nous. Est-ce que tu traînes toujours avec Quentin, Vio et Sarah ? Est-ce que t’as remboursé toutes les clopes que t’as volé devant le lycée ? Est-ce que t’as respecté tes promesses ? T’es partie de chez toi et t’es jamais revenue ? T’as envoyé l’autorité se faire foutre ? T’as réussi à prendre tes responsabilités seule sans avoir besoin de personne ? Est-ce que t’as réussi à dire à ton crush de 4ème que t’étais dingue de lui ?

Même si tu as certainement plus d’expérience sur la vie que moi, laisse-moi te donner quelques règles fondamentales à ne jamais oublier quoi qu’il arrive. 

D’abord, fonce dans le tas. Même si t’es pas sûre. La suite on verra plus tard. Fais confiance aux autres, toujours. Ne garde jamais rien pour toi. Réponds toujours au téléphone on sait jamais. Ne mets pas de soquettes avec des Doc Martens. Même si tu le vois plus, appelle Marius si tu apprends qu’il a un problème. La dernière fois, après un gros coup de pied au cul ça s’était plutôt bien passé. 

Lâche la pression. Abandonne-toi à la sensation de te laisser guider par le mouvement. Écoute du Saez. Rappelle-toi toute ta vie de ceux qui se sont occupés de toi quand toi tu n’arrivais plus. Souviens-toi des paroles et conseils de ton père, pour être sûre de ne jamais les suivre. Sois toujours compréhensive avec les autres. Et le plus important, si tu paniques, ne le dis pas à Thomas, sinon lui aussi il panique. 

T’as toujours voulu changer le monde. Du moins y contribuer à ton échelle. J’espère que t’as réussi. Que t’as réussi à aider ceux qui en avaient plus besoin que toi. J’espère que tu t’es mise au travail pour réaliser nos plus grands rêves. Pour enfin devenir quelqu’un, peut-être. 

Pour finir, s’il te plaît ne te fais pas de mal. Reste toi-même et sois heureuse. Continue d’enfermer tous tes souvenirs précieux dans des boîtes. Ça réchauffe le coeur quand ça va pas. Arrête d’essayer de survivre et commence à vivre réellement. Du plus fort que tu peux. Et surtout, entre deux temps, pense à respirer. 

Tara, 17 ans, Albi

© 📸 @keenangrams (Keenan Constance) via @unsplash

Lettres pour me raconter

Du plus loin que je me souvienne, on a toujours eu une relation compliquée. Il faut dire que tu es entré dans ma vie assez brusquement. Je ne connaissais pas vraiment ton existence avant que tu me fasses mal. Ce jour-là, en regardant le sang couler dans la baignoire, je me suis demandée lequel de mes organes était en train de décéder. Une adulte compétente m’a dit que c’était toi, ça ne m’a pas tellement rassurée.

Elle a aussi dit que c’était par toi que je pouvais faire des bébés, et que maintenant j’étais une femme. Ça ressemblait à une mauvaise nouvelle. Moi qui ne voulais déjà pas d’enfants, j’ai été tellement en colère ! On venait de m’annoncer qu’il y avait un monstre dans mon ventre qui, tous les mois, me rendrait malade sans mon consentement. Douze semaines par an je devrai me gaver de cachets et cacher les traces de sang. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi c’était si honteux. Je trouvais ce manège ridicule : se tordre devant un miroir, demander à une copine si on a une tâche, chuchoter pour demander une serviette, enfouir les protections dans des boîtes. C’était ridicule mais je m’y pliais quand même. Tu es apparu en trimbalant avec toi tous les changements ingrats de l’adolescence, avec ses douleurs et ses incertitudes. Je n’avais pas les clefs pour t’accueillir.  

Tu comprends, j’ai toujours entendu qu’il fallait toujours être la meilleure version de soi-même : la version dynamique et proactive. Je voulais être forte, je ne voulais ne jamais pouvoir être infériorisée à cause de mon genre ou à cause de mon sexe. Je ne voulais jamais être taxée d’hystérique ou de pleureuse. Je ne voulais pas être considérée comme une boîte à bébé. J’ai voulu rejeter ma féminité.

Adolescente je pensais qu’une « vraie fille » était une nunuche rose et hypersensible qui n’a pas d’humour. Ça m’a permis d’avoir plein de copains garçons. J’étais tellement heureuse quand je sentais qu’ils me considéraient comme l’un des leurs, quand ils oubliaient le temps d’une soirée que j’avais des seins. Je ne me revendiquais fille que lorsque je voulais parler de sexisme ou draguer quelqu’un.

Puis j’ai découvert le féminisme, par petites parcelles. J’étais révoltée contre chaque nouvelle injustice que je découvrais. Evidemment, je n’ai jamais pensé consciemment que c’était de ta faute, mais je t’en voulais dans le fond. Sans toi on ne m’aurait peut-être pas différenciée d’un homme. Et puis on ne m’aurait jamais traitée d’hystérique, puisque cet horrible mot naît de ton étymologie. Je voulais être « comme un homme » pour être traitée comme leur égal, et tes stupides règles m’en empêchaient. Je ne pouvais même pas m’organiser en fonction d’elles, car elles n’arrivaient jamais quand elles étaient prévues. Les symptômes changeaient tous les mois : parfois j’avais trop mal pour faire du sport, parfois je pleurais comme une madeleine devant des pubs pour céréales, parfois je perdais du sang jusqu’à l’anémie.

Je suis tombée amoureuse, j’ai essayé la pilule, j’ai pris 12 kilos. J’ai voulu changer, la gynéco m’a répondu que le préservatif ne faisait pas grossir. À partir de ce jour, la quête impossible pour trouver un contraceptif qui te soit adapté a commencé. Celle pour trouver un gynéco qui soigne les douleurs de règles avec autre chose que de l’antadys aussi. J’ai vite eu autant de gynécologues que d’amant.e.s. Rien ne fonctionnait : les pilules, les stérilets, l’implant … À chaque nouvelle tentative la situation empirait. Je ne compte plus le nombre de jours où, lorsque tu saignais, je ne pensais qu’à m’ouvrir les veines. Je t’ai haï pour toutes ces journées où tu m’as fait mal au point de ne plus pouvoir me lever, pour toutes les saloperies que je devais prendre pour vivre avec toi, pour l’argent que tu me coutais, pour le temps passé chez des médecins qui n’avaient aucune solution à me proposer. J’ai espéré tellement de fois être stérile. J’ai tellement prié pour que tu n’existes pas. Je me demandais à quoi tu servais mis à part me faire mal et me coûter du temps et de l’argent. Tu étais à mes yeux une chose qui ne m’appartenait pas, une sorte de parasite. 

Malgré les hormones, je suis tombée enceinte. C’était la deuxième fois. J’étais passée au stérilet pourtant, pour être sûre que ça ne réarrive pas. En fixant le test de grossesse, je me suis demandée si c’était une mauvaise blague. Cette fois l’embryon s’est accroché, l’avortement s’est mal passé. 

J’ai décidé de me tourner vers d’autres médecines : vers les savoirs brûlés des herboristes et autres sorcièr.e.s. C’est un processus lent qui n’a pas encore porté tous ses fruits, mais grâce à lui j’apprends à mieux te connaître. Au fil des apprentissages j’ai réalisé que j’étais cyclique, comme le reste de la nature. J’ai aussi réalisé que notre société ne nous donnait pas accès à ce cyclisme. Il faudrait toujours être proactif, dynamique, égal. Peu importe les saisons ou la période. J’ai compris pourquoi tu m’avais fait autant de mal toutes ces années. Je ne savais pas t’écouter. La méconnaissance, la honte puis la haine que j’ai porté à ton encontre ne pouvaient pas te permettre d’être en bonne santé.

Aujourd’hui je veux m’excuser pour toutes ces années où je t’ai rejeté. Pardon pour toute la colère que j’ai eu contre toi. Pardon de nous avoir fait du mal. Je te promets qu’à partir de maintenant je ferai de mon mieux pour t’écouter. Je veux apprendre à célébrer chaque période de notre cycle : les jours où je suis une lionne malicieuse comme les jours où je suis une loutre en boule au fond d’un lit. Je le sais désormais : j’arriverai réellement à être forte le jour où je saurai embrasser l’entièreté de ce que je suis. Je serai à l’aise dans mon corps quand je saurai être attentive à tous ses signaux, et aux tiens particulièrement. J’ai hâte qu’on y arrive. Je vais faire de mon mieux pour être patiente d’ici là, c’est promis.

Elise – 23 ans – Quelque part en Seine-et-Marne

© 📸 Timothy Meinberg via @unsplash

Lettres pour me raconter

Je me réveille.
C’est la nuit
Volets fermés
Noir complet
Allongée, sur le côté au bord du lit
Il est derrière contre moi
Ses mains sur mes fesses et mes seins

Tout contre moi
Je sens sa respiration dans mon cou
Est-ce qu’il faisait chaud ou froid ?
Son odeur ? Je ne sais plus.
Tout en moi s’est fermé

Ardeur, plaisir, excitation
Raide, figée, clouée
Mon corps n’arrive pas à se lever
Et le temps s’est arrêté

Une fois seule
J’ai beaucoup pleuré

Le lendemain, mot d’ordre :
Afin d’éviter toute gêne familiale
Il me dit du ton le plus calme
De ne pas en parler.

Je me tais. J’enfouis le souvenir. Très loin.
Parfois je me demande si ça s’est vraiment passé.
J’ai repris ma vie
Mes blagues
Les soirées
Faire la con
Ça s’appelle le déni

On se revoit tout à fait normalement
J’oublie
Il ne s’est rien passé

J’ai écrit
Un peu, pas beaucoup
Ce qui voulait bien sortir
Et puis chaque fois
Je déchirais le papier

Et puis je ne sais pas pourquoi
Deux pages sur un carnet
Laissées dans un coin

Un soir je vais les relire
J’ai réécrit
Et puis j’ai tout déchiré
En 2
en 4
et puis en 6

Retour sur écran,
je lis d’autres qui racontent
Je recolle les morceaux
Je t’envoie
et je supprime la conversation.

Mais voilà qu’on me répond.
Tu seras publié ici
C’est fait.
Maintenant je parle.
Oui je parle.

Il essaiera de me faire passer pour folle
C’est le dernier de mes soucis

Maintenant tu es là
Maintenant tu existes
Maintenant les morceaux sont recollés

Walky, 25 ans, France.

© 📸 Luis Galvez via @unsplash

Lettres pour me raconter

Bonjour toi, ou plutôt moi.

Voilà plus d’un an que tu as posé tes bagages, chassant ce qui me faisait me lever le matin, accumuler les projets, rire avec mes amis, et rentrer tard mais heureuse de ma journée bien remplie. Quand tu t’es pointée, je t’ai bien accueillie, pensant que tu n’étais là que pour des vacances. Un court séjour, ou bien un long séjour peut-être, mais un séjour tout de même, avec une date d’arrivée et une date de départ.

Pourtant tu es restée, encouragée par la fin de l’automne qui se transformait petit à petit en hiver, et par la fameuse grève des transports parisiens. J’arrivais à me lever le matin, mais le reste de ma journée se déroulait entre mon canapé et mon lit, dans des positions plutôt horizontales. Plus le temps passait, plus j’avais l’impression que me reposer me fatiguait encore plus.

Et tu es toujours là aujourd’hui. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de retrouver de nouveaux projets. J’en ai même trouvé plein d’autres ; mais soit j’y plonge en traînant des pieds et en espérant que ça finisse vite, soit je note l’idée quelque part et elle va rejoindre les oubliettes de mes pensées. Tu es trop bien installée, et trop confortable pour moi.

Pourtant il n’y avait rien que j’aimais autant que de faire 5 choses différentes dans ma journée, me déplaçant d’une ambiance à une autre, d’une salle de répétition à une association pour l’environnement, d’un cours de danse à l’écriture d’une web-série. Ces années passées à enchaîner les projets, de doubles-cursus en doubles-cursus, de jobs en bénévolats, c’était devenu ma source de créativité, de lien social, et d’épanouissement.

J’enjambais les horizons avec souplesse et facilité. Je me sentais totalement libre ! Tout m’intéressait, surtout ce que je ne connaissais pas, et plus j’en apprenais plus j’en voulais. Je commençais même à penser que moi, un tout petit bout de femme, pouvais avoir une influence sur le monde, et contribuer à le changer.

Pour mes amis, j’étais celle qui répandait le rire et la danse autour d’elle, toujours là pour aider si quelqu’un n’allait pas bien. On me disait que j’étais lumineuse, mais aussi que je faisais trop de choses. Certains t’avaient flairé.

Tu es arrivée sans un bruit, comme vient la nuit. On m’avait demandé d’assurer une date supplémentaire de manière bénévole, dans un théâtre. Ça ne m’aurait pas rebuté en temps normal, mais ce jour-là je me suis sentie anormalement fatiguée, et mon lit m’appelait avec une force jusque là inconnue. Une lourdeur nouvelle prenait possession de moi, et je voulais juste m’allonger et ne plus bouger. Je me disais que peut-être je manquais de sommeil. Puis tu t’es installée sournoisement. J’annulais des sorties à la dernière minute. Je traînais des pieds, j’avais déjà la flemme avant d’arriver dans un lieu qui avant m’aurait rempli de dynamisme.

Je me suis vue devenir désagréable avec ma famille, moins présente pour mes amis, et éteinte lorsque je me retrouvais seule. J’ai fini par faire un tri dans mes projets. Quand l’un se finissait, je me sentais soulagée et je n’en commençais pas de nouveau. Je m’efforçais de ne pas combler le vide qu’il laissait. Puis un jour, je me suis aperçue qu’il ne me restait plus de projet du tout. Le matin je me réveillais et je savais que je pouvais me rendormir. Quand je me décidais à me lever, je n’avais aucun planning prédéfini. Cette nouvelle forme de liberté me plaisait. Je pouvais rester longtemps à regarder par ma fenêtre, passer toutes mes journées dans des habits confortables et chaud, à lire, méditer, dormir, cuisiner, repousser le reste au lendemain, et … c’est tout.

J’appréciais ces moments, car je pensais que ça ne durerait pas. Mais rien n’a repris. Je n’allais même plus voir mes amis. L’hiver a passé, et le printemps ne m’a pas fait renaître. Tu étais agrippée à moi. L’été s’est éternisé, l’automne est revenu… et tu es toujours là. Je me demande aujourd’hui si tu n’es qu’une partie de moi, ou si tu n’es pas devenue moi toute entière.

Une voix en moi me crie que ça suffit, que je suis sans joie depuis que je t’ai adoptée. Que ma force d’avant doit revenir, que je dois retrouver le chemin de ce qui fait sens dans ma vie. Que je n’ai plus confiance dans mon pouvoir d’agir ; que je ne sais plus créer du sens. Que la force qui m’a quittée il y a un an est juste là, derrière la porte où elle frappe depuis, dans mon cahier à idées que je n’ouvre plus. Que si je veux être parmi ceux qui se mobilisent chaque jour, il va falloir agir.

Parfois je me dis que j’ai peur d’échouer, ou de ne pas trouver ma place. Que je suis découragée face à l’immense tâche à accomplir. Mais peut-être que je me fais des idées, et que ce sont simplement des habitudes trop longtemps installées. Je ne sais pas. C’est comme si j’avais trop besoin de toi pour me résoudre à te voir partir.

Je te propose un marché : je prends encore un peu de repos, mais pour la nouvelle année, je reprends mes projets ! Je t’assure que tu pourras me rendre visite pour des week-ends et qu’on passera quelques soirées ensemble.

Maintenant, s’il te plaît, indique-moi ta prochaine date de départ. Et laisse-moi prendre mon train pour la vie.

Aurélie, Massy, 27 ans

© 📸 @designecologist via @unsplash

Lettres pour dire le monde

Ma chérie,

Je t’avais toujours promis de pouvoir tout entendre. Et puis un jour tu me l’as dit. Assise à table, en plein repas. Tu avais quatre ans et demi. Tu avais déjà tenté par le passé timidement d’amener le sujet. Par de petites phrases, des rigolades, des questions. Mon cœur s’est retourné et retrouvé sans vie. Comment avait-il pu ? Te toucher, te violer. Toi, notre fille… ma fille. 

Ce vide intense ressenti. Médecin, hôpital, gendarmerie, garde à vue… et le résultat final : la justice m’obligeait à te laisser y retourner. Je n’avais pas le choix. 

Pendant des mois j’ai eu la sensation de vivre sans âme. Chaque seconde je culpabilisais  de t’avoir choisi ce père incestueux. Les week-ends que tu passais là-bas m’arrachaient le coeur. Il venait te chercher à l’école. Je ne le voyais pas t’emmener. Je n’aurais pas pu. 

Je ne comprenais pas le fonctionnement de la justice. On m’empêchait de te protéger. Pendant des mois j’ai étudié. J’ai consulté les expertises, les rapports des associations, les statistiques de la justice, le nombre de classements sans suite, le nombre de condamnations. J’ai recueilli des centaines de témoignages. Et puis j’ai décidé de ne plus me voir en tant que victime de cet homme qui m’avait violenté par le passé. Je devais agir pour toi. J’ai compris que tu étais si lumineuse qu’il cherchait à prendre auprès de toi celle que je ne lui donnais plus. 

Au bout de six mois j’ai décidé de ne plus te laisser y retourner, malgré les menaces de la gendarmerie. Grâce à toi je suis devenue une guerrière. C’est toi qui m’a donné cette force, par l’amour que tu m’inspires et qui grandit de jour en jour depuis cinq ans. 

J’ai décidé de vibrer de courage et de dénoncer ce qui se passe dans cette société, dans tant de familles, riches et pauvres, de tous les coins et de tous les milieux. 

Merci d’avoir eu le courage d’oser le dire. Tu n’es responsable de rien. Et merci pour ta confiance. Ta parole est importante. La vérité te sauvera. Ton courage aidera les autres. 

Je te crois. J’ai confiance en toi et je sais que tu sauras vivre avec cela. Que tu transmuteras le mal qu’il a mis en toi en force motrice. Car tu es la fille de ta mère. 

Je t’ai promis de toujours être là pour toi. Aujourd’hui je te promets de me battre jusqu’au bout pour que tu sois protégée. Je prendrai le risque d’être condamnée pour toi. 

N’oublie jamais ma chérie : tu es précieuse et tu mérites d’être aimée et respectée.

Fanny, France.

© 📸 via @unsplash

Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Non classé

Je t’écris en me disant que tu auras peut-être quelques minutes pour me lire. Mais qui a le temps, ces temps-ci ? Le temps de se pencher sur soi, sur le monde, et sur le monde vu par les autres. C’est ce que j’ai tenté d’offrir en créant ce média, en plein premier confinement. Je voulais te remercier de faire partie de cette petite barque jetée dans le flot d’informations, de mots et d’images qui traversent notre écrans.

Je t’ai rencontré un peu partout aux quatre coins du pays, et à chaque fois c’était une rencontre intense, et frustrante. Intense parce que je voyais plein de potentiels bouillonner en toi. Mais il fallait d’abord faire baisser ta méfiance. Forcément, j’arrivais de l’autre monde, puisque je venais donner des ateliers dans ton lycée. Pas beaucoup plus âgée que toi, mais ça suffisait pour dresser des défenses. Et puis dès qu’elles étaient tombées, la cloche sonnait et c’était fini, on ne se revoyait plus. Quand tu as quitté les bancs du lycée, on ne te voit pas. Tu es sur les bancs des facs ou des écoles. Entre 15 et 25 ans, on te demande d’accumuler les savoirs et les formations, et de bien rester dans ton monde. À l’heure où partout on parle du changement de société qu’il faut entreprendre, je trouvais qu’on n’entendait pas assez ta voix.

Avec ce média je voulais… je voulais tant de choses. Sortir l’écriture de l’exercice scolaire, te montrer qu’elle pouvait t’aider, que tu sois littéraire ou pas. Surtout si tu ne l’es pas. Je ne voulais pas faire un média pour les jeunes, je voulais faire un média pour tous par les jeunes. Que les plus âgés, tes parents, tes profs, tes voisins, puissent regarder le monde par-dessus ton épaule, comprendre ce qui te fait peur, ce qui te fait rêver, ce que tu veux défendre, ce que tu veux combattre. Puisque tu es le citoyen de demain. J’étais persuadée que tu avais bien plus de convictions qu’on voudrait le croire, que tu étais capable d’autocritique et de distance, et de mettre le doigt là où on a besoin de travailler. Je ne m’étais pas trompée.

Te raconter…

Tu as écrit pour te raconter. Pour dire ton mal-être (lettre à l’anorexie, lettre à mes démons, lettre à ma dépression), pour interroger tes failles (lettre à ma timidité, lettre à ma flemme), pour te réconcilier avec ce que tu es (lettre à mon hypersensibilité, lettre à mon autisme, lettre à mon estime), pour dire ton espoir (lettre à mon espérance), pour affirmer tes choix (lettre à l’enfant que je n’aurai jamais).

Tu as écrit pour célébrer ce qui est là (lettre à la vieillesse, lettre aux vivants) et pour pleurer ce qui est parti (lettre à ma grand-mère emportée par le corona, lettre à la petite que j’étais), pour envisager ce que tu seras (lettre à celle que je serai, lettre à mon avenir), pour t’encourager (lettre à la pensée positive) et pour te soulager (lettre à mes cons-frères, lettre d’un étudiant confiné), pour t’interroger (lettre à mes pensées), pour mettre les points sur les i (lettre à mes parents, lettre au divorce de mes parents) pour rigoler un bon coup (lettre à ma barbe)

…et dire le monde ?

Mais tu as aussi écrit pour dire le monde. Dire l’isolement des étudiants pendant cette crise sanitaire (lettre d’un étudiant confiné), dire ton engagement écologique (lettre à ma poule, lettre à un blaireau que je n’ai pas pu sauver, lettre à la nature en repos), politique et social (lettre aux allochtones). Tu as voulu parler des laissés-pour-compte (lettre aux fils de rien, lettre à un enfant migrant), remettre les choses en perspective (lettre à nos futures vacances), interroger la société (lettre à la société).

Ah, c’est vrai que cette section est trois fois plus courte que la précédente… Là où ça manque, c’est qu’il y a des choses à faire ! Moi je suis persuadée que tu as bien des choses à nous dire sur le monde que tu souhaites et celui que tu rejettes. Sur ce que tu aimerais changer dans l’éducation (lettre à mon prof idéal ? lettre à mon école idéale ?) dans les rapports entre les générations (lettre au parent que je serai ?) dans la consommation. Quel monde du travail tu imagines pour demain ? Quels changements dans les relations ? Prends toute la place pour qu’on arrête de dire “les jeunes ils ne s’intéressent qu’à…”

On aimerait tellement faire mieux…

Quand on reçoit une lettre, on y passe quelques heures, à corriger les fautes, à faire des paragraphes quand on reçoit tout un bloc, à tirer des fils là où on sent que tu pourrais aller plus loin, t’aider à faire de ce qui sort de toi quelque chose qu’on peut partager à tous. Parfois te pousser dans tes retranchements, et toujours te suivre dans tes instincts. On a vite compris qu’il fallait entrer en relation avec toi directement, par la voix. On fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Parce que sinon, ce texte devenait un devoir que tu rends et auquel tu ne penses plus. Nous ce qu’on voudrait, c’est collaborer avec toi, faire un petit bout de chemin ensemble.

On a tellement d’idées… on aimerait te faire rencontrer à distance les autres auteurs, on aimerait que des gens organisent des ateliers à partir de tes lettres dans leur région, on aimerait faire lire tes textes par des comédiens ou des artistes connus et qu’ils puissent même te coacher pour lire toi aussi, on aimerait avoir des musiciens qui y mettraient de la musique, créer des rencontres entre parents et enfants autour des lettres, envoyer certaines à des ministres… On aimerait aller à la rencontre des jeunes détenus, avoir une présence dans tous les pays francophones…

…avec toi !

Nous sommes une toute petite équipe. Tous bénévoles. La plupart ont des enfants et travaillent sur ce projet tard le soir ou dans leurs petits moments avant le dîner ou après le coucher des enfants. Ils se sont engagés parce qu’ils croient en toi et qu’ils veulent donner une chance à la société de t’écouter. On ne peut que te tendre la main, en espérant que tu la prennes. On a créé un espace pour toi, et on ne peut que t’ouvrir la porte et espérer que tu entres pour en faire un chez-toi. Oui y a les études, le boulot, les amis, les amours, les emmerdes… mais on espère qu’il y a aussi une envie de changer des choses, et pour ça, il faut bien commencer quelque part.

Tu sais, quand on écrit une lettre à publier, il y a toujours trois destinataires : celui à qui on dit qu’on écrit (qui est écrit en haut), celui pour qui on écrit (le lecteur), et soi-même. Alors :

à toi auteur à qui j’adresse cette lettre : on attend tes retours, tes envies, si tu veux te joindre à l’équipe, si tu as des idées, si tu veux bien prendre le temps d’en parler à tes amis…

à toi lecteur de cette lettre : parlez-en, à des gens qui travaillent avec les moins de 25 ans – coachs sportifs, profs, psy – des centres de détention pour mineurs, avec des gens dans les DOM TOM, au Canada, en Afrique subsaharienne, au Maghreb, en Europe, à des médias, avec toute personne qui pourrait nous aider à faire grandir ce projet.

Sarah Roubato

Mon école idéale

Cher latin,

Si vales, bene est, ego valeo.
Si tu te portes bien, tant mieux, moi je vais bien.

Tu dois être étonné que je t’écrive. Tu as tellement l’habitude d’être appelé « langue morte » ! Avec le grec ancien, ton meilleur ennemi, tu dois souvent te sentir oublié, délaissé.

Pourtant, dès notre première rencontre au collège, ça a été un coup de foudre. Tu as su répondre à l’une de mes interrogations de petite fille – pourquoi diable mettre un « p » à « loup » ? Et la magie a opéré, j’ai compris que les mots cachaient une histoire, un mystère, je voulais tout savoir. La mythologie, les empereurs, pourquoi pas… C’était intéressant, mais ça restait du folklore. Ce que je voulais, c’était de la langue. Toi. Comprendre qui tu étais, comment tu fonctionnais, pouvoir communiquer avec toi.

T’espérer

Et puis la déception. Une mauvaise prof, une classe chahuteuse. Pas le temps d’apprendre les déclinaisons. Il fallait regarder des films et partir en Italie. Et moi je restais là, séparée de toi par une paroi de verre, attendant de pouvoir enfin te rencontrer vraiment. Je ne savais pas comment t’atteindre. Je n’avais pas de grammaire, pas de dictionnaire, et surtout, personne pour me montrer comment parvenir jusqu’à toi. J’attendais au premier rang, me contentant de ce petit mot écrit au tableau : hodie – aujourd’hui. Ce mot, c’était tout et rien à la fois. Rien, parce qu’il donnait une légitimité à la prof : elle nous avait appris quelque chose, elle avait donc fait son travail. On pouvait passer à autre chose. Tout, parce que c’était toi.

Au lycée, j’ai cru que je pourrais t’approcher de plus près. J’ai vite déchanté. L’oral ? Pas pour moi ! La professeure ne cessait de répéter que c’était facile, qu’il suffisait d’apprendre par cœur. C’était comme ça que l’épreuve était conçue. On devait préparer un corpus de textes courts puis recracher leur traduction et un petit commentaire. Il y avait si peu d’élèves qui choisissaient cette option, il n’aurait surtout pas fallu leur demander trop d’efforts ! Et toi là-dedans, où étais-tu ? Tu étais comme un fantôme, une ombre. Je me trouvais face à ton image, ton apparence, mais ce n’était pas vraiment toi. En cachette, pendant les cours d’allemand, j’apprenais mes déclinaisons. Je ne savais pas à quoi elles servaient, seulement qu’elles étaient la clef. Un premier pas vers toi. Non, les cours d’étymologie ne me satisfaisaient pas. Ils t’asservissaient au français en te cherchant une utilité, une légitimité. Moi, je cherchais désormais un latin affranchi, un latin qui n’aurait pas à se justifier. C’est toi que je voulais, pur, libre et beau. Et en cherchant à te libérer, c’était peut-être à ma propre liberté que j’aspirais. J’étais euphorique, je transgressais les règles pour toi, en faisant confiance à mon intuition. Un jour, nous nous rencontrerions !

Te choisir

Et puis zut, arrivée en terminale, ça ne me suffisait plus. Non, vraiment, je ne passerais pas l’oral. J’avais trouvé une confidente ; une professeure prête à me préparer à l’écrit, c’est-à-dire à accompagner la débutante que j’étais dans la traduction d’une œuvre complète en seulement un an. J’étais seule dans cette option, et tous les jours, nous nous retrouvions en tête à tête au CDI, toi et moi. Tant pis pour les devoirs, j’avais toute la nuit pour y penser ! Je découvrais tes sonorités, ta logique et tes ablatifs absolus. Et Cicéron. Et Sénèque.

C’est à cette époque que j’ai réellement compris qu’on me ferait payer ce choix. Dans ma famille, d’abord. Le jour où j’ai dit à mon père que je voulais faire L, nous avons eu une longue conversation. Il est taciturne, mon père. Il parle quand il le faut, pas davantage. Pourquoi ne veux-tu pas faire S ? Tu es bonne en maths, en physique, en SVT, tu devrais faire S ! Ça ne m’intéresse pas. Je n’y trouve rien d’inspirant, je suis à la recherche de la beauté et je n’en vois pas dans les sciences. Mon père m’a alors fait une démonstration mathématique complexe pour me prouver qu’il y avait bien de la beauté dans les maths. C’est vrai. Je ne dis pas le contraire. Mais je crois que chacun doit pouvoir être libre de chercher la beauté qui lui correspond. En fait, je lui ai menti ce jour-là. J’ai défendu la beauté de la littérature, alors que c’était à la tienne que je pensais. Ta beauté qui résulte notamment de ta logique. Mais ça, il faut te connaître pour s’en apercevoir. Pour comprendre que ton corps est littéraire, mais que ton âme est mathématique. J’aurais aimé que ma famille l’accepte. Ils l’ont fait, d’une certaine façon, en me laissant changer d’option et préparer l’écrit. En contre-partie, j’ai consenti à en parler le moins possible. Pardon, tu n’étais pas assez scientifique.

Au lycée, ce n’était pas facile non plus. L’administration avait gardé exactement les mêmes classes qu’en première, à une exception près. Moi. Entourée d’inconnus, dans une option qui ne me permettait aucune rencontre, j’étais bien seule. J’étais l’intello, la fille bizarre. Celle qu’on tolérait si elle ne parlait pas trop de son option. Tu ne les intéressais pas. Ou plutôt, ils ne se demandaient pas si tu pourrais les intéresser. Heureusement, la plupart des professeurs étaient bienveillants. J’étais celle qui réussirait. Celle à qui le documentaliste prêtait un dictionnaire pour toute l’après-midi sans enregistrer son nom. Celle qu’on pouvait laisser trois heures seule dans une classe en sachant qu’elle passerait tout ce temps à travailler. De petites entorses au règlement. Mais d’immenses marques de confiance.

Quand j’ai eu mon bac, on m’a félicitée. Ils n’avaient rien compris : le bac, je m’en moquais. En un an, j’avais traduit Phèdre en intégralité. 1280 vers. Rien ne m’avait jamais rendu aussi fière.

Te quitter ?

En prépa, nouveau contre-temps. Une mauvaise prof. Une classe avec de nombreux débutants. Cette fois, je lisais Cicéron sous ma table. La prof n’était pas dupe, mais comme je répondais du tac au tac quand elle m’interrogeait sur ses exercices trop faciles, elle ne disait rien. J’ai cependant découvert le thème. Traduire du français au latin, quel jeu magnifique ! Je t’empruntais un mot et je le modelais pour qu’il s’emboîte parfaitement dans le reste de la phrase. A 18 ans, avec toi, je jouais aux Lego ! J’avais plus d’amis aussi. Des élèves de ma classe et même des scientifiques qui acceptaient que je leur parle de toi. Ils devaient me trouver un peu bizarre, mais en prépa, les bonnes notes justifient tout. Et dans ce domaine, je faisais partie des privilégiés. Pourtant, en deuxième année, je bouillais. La professeure était excellente, mais elle m’interrogeait peu, de peur de m’en demander trop. Je délaissais mes fiches de vocabulaire pour me plonger à nouveau dans les textes. J’ai découvert Sénèque. Non plus le Sénèque de Phèdre, mais celui des Lettres à Lucilius, le philosophe. Disce gaudere – apprends à te réjouir. Quelle force dans ces deux mots, quelle justesse ! Oui, c’était difficile la prépa, mais mon bonheur ne dépendait que de moi ! Dédaigne la Fortune, fais l’apprentissage de la joie, réjouis-toi de toi-même et de la meilleure part de toi !

Le concours… La rupture. J’ai compris que la sagesse était un long chemin. Et que je n’étais pas prête à affronter les coups de la Fortune, la violence d’un jury. Je t’ai rendu responsable, je t’ai rejeté. Nous étions obligés de continuer à nous fréquenter, mais j’éclatais en sanglots dès que j’étais face à toi. Je n’ai plus lu Sénèque. Je ne me suis plus battue. Le silence dans ma tête. Je n’en pouvais plus.

Te retrouver

Latin, aujourd’hui j’apprends à te retrouver. Pardonne-moi mes erreurs, pardonne-moi tout ce que j’ai pu oublier depuis ma deuxième année de prépa. Je cherche des moyens détournés de parvenir à toi. On n’oublie jamais son premier amour. J’ai découvert le plaisir d’enseigner, de transmettre. Une étudiante de ma promo a bien voulu laisser de côté ses préjugés et te rencontrer. Je lui sers d’intermédiaire, sans lui avouer que je me sers aussi d’elle comme d’une intermédiaire. Quel bonheur de voir ses yeux s’illuminer en apprenant que « ex aequo » vient du latin ! En tant que médiéviste, elle voit une utilité à cet apprentissage. Mais je crois aussi qu’elle commence à comprendre que tu ne te résumes pas à ça. Que tu n’as besoin ni du français, ni de l’histoire. Que tu te suffis à toi-même.

Alors, s’il faut apprendre le grec ancien, s’il faut supporter l’incompréhension de ma famille et de mes amis, s’il faut devenir prof en sachant que je risque surtout d’enseigner le français… je le ferai.

Je me suis déjà longtemps battue. Je continuerai à me battre. Jusqu’à l’agrégation peut-être. Je te ferai connaître, revivre.

Je t’aime – Te amo.

Laetitia, Sud-Ouest de la France, 22 ans

© 📸 Ben White via @unsplash

Lettres pour me raconter

Depuis quelques temps, je ne vois que toi. Nous sommes devenues, sans le vouloir, des colocataires. Pour combien de temps ? Je ne sais pas.

Tu parsèmes mes journées sans plus savoir où te cacher. Tu brilles à travers mon écran, mon téléphone ou même la lueur du soleil dans les recoins de mes volets. Mais dans mon humble appartement de deux pièces aux couleurs plutôt claires, ta présence m’oppresse.

Tu es mon premier spectateur, la première à découvrir toutes les facettes de mon intimité. Tu restes silencieuse, transparente, à me voir faire des choses dont peu de gens sont témoins dans mon entourage – pleurer, rire, danser, dormir, cuisiner.

Quand je rentre dans mes délires, tu m’observes et tu me rappelles vite à l’ordre.
Quand j’essaye de te semer le temps d’aller dormir, que je me laisse envelopper dans la pénombre et que je m’apprête à plonger dans mes rêves, tu m’entoures de ton ombre et tu me souffles un air glacé dans la nuque.

Mes déjeuners se résument à une assiette sur mes genoux, à l’ordinateur allumé sur la série du moment, à la bouilloire remplit d’eau chaude du réveil au coucher. La vaisselle reste toujours propre, peu de vêtements sortent de mon dressing et je n’ai jamais autant rempli mes placards de nourriture.

Tu es devenue à toi toute seule ces journées qui s’enchaînent. Tu étais une infime partie de moi depuis ma naissance et en quelques mois tu es devenue toute ma vie, mon quotidien, en entier.

Où est donc passé le rire aigu de mes copines ? Le tapement des pieds dans les couloirs du métro ? Les verres qui trinquent sur les tables voisines lors de mes nombreuses soirées festives ? Seuls quelques visages apparaissent en facetime. Le reste du temps, c’est la voix des acteurs dans les films qui me fait sentir moins isolée.

Il faut que tu saches que c’est encore nouveau pour moi et très abstrait. On m’a dit que tu faisais partie de moi et ça, depuis longtemps ; que je devais t’accueillir et apprendre à être heureuse avec toi avant d’être heureuse avec d’autres. Mais comment veux-tu que je travaille sur moi si, de toute façon, je n’ai pas le choix ? Comment puis-je t’accepter dans ma vie de tous les jours si je n’ai même pas de vie de tous les jours ?

Alors j’apprends, d’heure en heure, à t’enlacer à mon tour ; avec tendresse, amour et non avec tristesse. Car c’est avec toi que j’ai quitté le chemin d’une vie dynamique et répétitive, que j’avais l’habitude d’accepter, pour des journées plus tranquilles, plus saines, tournées vers l’autre et vers l’instant présent.

Tu as de multiples facettes, de multiples personnalités et chacun te rencontre à sa manière, à un instant de sa vie. Plus particulièrement cette année. Tu es rentrée plus tôt que prévu dans la vie de nombreuses personnes qui n’avaient pas encore les outils pour t’aimer, et tu t’es renforcée dans la vie de ceux que tu avais déjà conquise. Tu as causé de nombreux dégâts, fait souffrir de nombreuses âmes, au point que certaines envisagent de partir pour de bon. Si seulement nous avions appris à te faire confiance plus tôt… à te découvrir sans t’associer à des peurs, à nous laisser une chance de te conquérir avec douceur.

Je décide donc, aujourd’hui, de te comprendre et de t’accepter telle que tu es. Je considère qu’il est urgent d’apprendre à vivre en paix avec toi, et donc avec moi-même, et je nous souhaite qu’il y ait autant d’amour entre nous qu’il peut y en avoir entre deux êtres.

Thaïs, 25 ans, Île De France.

Lettres pour me raconter

Ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Ou plus exactement, je ne t’avais jamais envoyé ce que j’avais couché sur le papier.

Tu es arrivée brusquement dans ma vie, il y a presque 5 ans. Il paraît que tu fais souvent ton apparition entre l’âge de 15 et 25 ans. On t’a donné le nom de décompensation psychotique. Un mot impossible pour décrire quelque chose qui m’a fait sortir du réel. La première fois qu’on m’as parlé de toi, je n’ai pas compris grand chose, car c’était en anglais, dit par le médecin qui me suivait en Turquie. Ensuite médecins et psychiatres me l’ont réeexpliqué en France. Tu cherchais à “rompre mon équilibre psychique avec des épisodes délirants très brusques”. Aujourd’hui j’ai besoin de te raconter ce qu’il s’est passé entre nous, pour me délivrer de toi une bonne fois pour toutes.

Une nouvelle réalité

Tu t’es manifestée dans un petit paradis, aux Cameron Highlands, entourée de plantations de thé, où j’étais en backpacking pour 3 mois en Asie. J’ai ressenti un changement radical en moi, un changement effrayant et magnifique à la fois. Cette sensation qu’une énergie avait pris possession de moi. J’en ai eu des fourmillements dans les moindres recoins de mon corps. Quelque chose en moi comprenait qu’il fallait que je rentre en France, mais c’était déjà trop tard.

Dans la réalité que j’étais la seule à percevoir, le temps passait de manière irrationnelle : le soleil se déplaçait d’est en ouest en l’espace d’un battement de cil, et chaque musique que j’avais l’habitude d’écouter avait été comme remixée par mes mouvements, comme si nous étions connectés. C’est vrai que c’était très étrange, mais c’était aussi génial et j’aurais aimé que tout le monde puisse l’écouter.

Tu me protégeais du monde extérieur, en me disant que j’étais mieux ici. Tu faisais de moi quelque chose d’agité. Je parlais je réfléchissais, comme si j’étais devenue quelqu’un d’autre, certaine que le monde dans lequel j’avais toujours vécu n’était qu’un mirage.

Une voix m’est revenue – bien réelle – que j’écoutais depuis mes 15 ans. Chacune de ses chansons me confirmait qu’on était liés. J’avais l’impression de communiquer avec Lui. En pleine nuit, alors que mes amis dormaient, je me suis enfuie de l’hôtel pour le suivre, sentant mes pas guidés par une force étrangère, pour enfin le rejoindre.

La capture

J’ai chanté tout du long, écouteurs dans les oreilles. J’ai balancé sur le chemin toutes les affaires que j’avais sur moi, une à une. J’ai commencé par mes bijoux, et j’ai fini par mes vêtements et mes chaussures. Tous ces biens matériels ne m’étaient plus d’aucune utilité là où j’allais. Je me suis retrouvée à marcher en maillot de bain au beau milieu des routes de montagnes, jusque dans la forêt.

Rappelle-toi…La peur qu’ont eue mes amis lorsqu’ils se sont réveillés et qu’ils ont vu que je n’étais plus là. Le moment où ils sont partis à ma recherche et m’ont retrouvée couverte de bleus. L’avion dont on m’a fait sortir de force lors de l’escale.Le premier hôpital où on m’a amenée sans même que je m’en rende compte.

Enfermée

Rappelle-toi…
De ma famille, impuissante.De la peur et de la détresse pendant un mois d’enfermement. Des piqûres, des barreaux aux fenêtres, des médicaments. 
Des camisoles de force.De ce froid ambiant, ces murs jaunis par le temps.De cette odeur particulière qu’on ne trouve que dans les hôpitaux.

La terreur lorsqu’on m’enfermait dans cette pièce minuscule, sanglée sur le lit. 
De ma nuque douloureuse, à force d’essayer de regarder par la fenêtre qui se trouvait derrière moi, le seul puits de lumière qui me permettait de ne pas perdre complètement pied.
Les journées passées avachie sur une banquette, amorphe, après chaque piqûre de tranquillisant. 
Et cette idée…

que je ne sortirais plus jamais d’ici.

Sortir de l’enfer

Plus le temps passait, moins tu te manifestais. Au bout de 15 jours, j’avais commencé à retrouver l’appétit. J’étais moins sédatée, et on m’autorisait à sortir de temps en temps dans la cour. Rentrer chez moi redevenait une possibilité.

Mais à mesure que tes forces s’amenuisaient, je me retrouvais seule, seule dans un pays dont je ne comprenais pas la langue, et tu n’étais plus là pour m’apporter refuge.

On est finalement rentrées en France, toujours ensemble. Puis, petit à petit tu t’es complètement détachée de moi. Je m’exprimais par moi-même et plus par l’autrevoix. Et puis le temps s’est remis à s’écouler normalement. Le soleil, la lune et toutes les planètes se sont remises à leur place. Les musiques étaient redevenues comme avant… seulement des musiques. Je pouvais sortir toute seule et aller boire un café avec mes amis. J’ai même retrouvé du travail.

Revivre “normalement”

J’ai toujours eu du mal à parler de toi avec les autres. J’avais honte, peur d’être rejetée et qu’on ne me comprenne pas. Peut-être qu’avant de pouvoir en parler aux autres je devais d’abord en parler à moi-même… c’est-à-dire à toi. Voilà pourquoi je t’écris. 

J’ai réappris à ne plus être à contre-sens. J’ai teint mes pensées noires en rose, j’ai fait en sorte de redevenir conforme à notre société, et il paraît que c’est bien mieux comme ça. Sauf que tu étais une partie de moi… tu m’as fait devenir qui je suis, et j’aurais peut-être préféré que l’on t’accepte comme une part entière de ma personnalité.

Je veux aussi que tu saches que tu n’as pas fait que me faire sentir anormale. Tu m’as aussi offert une autre vision de la vie et de l’univers. Tu m’as fait grandir. Tu m’as ouvert les yeux et tu as éveillé mon esprit. Tu m’as fait faire un voyage vers une dimension que je n’aurais pas pu imaginer. Mais je devais faire un choix. Car tu vas de paire avec les hôpitaux, la solitude, les médicaments, la tristesse, les regrets et tout ça, j’ai décidé de les laisser derrière moi.

Freud dit que «les comportements, même en apparence les plus insensés, ont un sens». Donc tu as un sens, mais lequel? Tu es «une tentative des êtres à trouver des solutions -certes dysfonctionnelles- à des problèmes profondément humains.» Entre la langue des médecins et celle de la spiritualité, je cherche encore à te définir. Accepter ce bout de chemin passé ensemble, c’est tout ce que j’ai pu faire.

Ana, 25 ans, Haute-Savoie

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