Mon école idéale

Au lycée y’a toujours les mêmes gens, toujours les mêmes musiques. Toujours la même ambiance. Les mêmes…  “Salut, oh tu l’as acheté où ton pull?!“On a cours en quelle salle?”, “ Tu finis à quelle heure?” La même odeur de café froid et de trop de parfums mélangés.

Au lycée, y’a ceux qui écoutent, ceux qui discutent et ceux qui attendent la fin de l’heure.

Ceux qui écoutent, souvent les gens qui discutent les trouvent bizarres. Ils doivent bien le leur rendre. Ils sont seuls, au milieu d’un couloir ou près d’un radiateur et tendent l’oreille à ce qui les entoure. Souvent je les regarde et je souris. Ils ressemblent aux petits écureuils qu’on voit dans les parcs à Londres. Et puis y’a ceux qui rêvent, crient ou réfléchissent en silence. Y’a la sonnerie et le va et vient d’une salle à l’autre.

Et moi, j’ai cette sensation constante que tout est trop fort. Je me blottis à la place que tu m’as laissé bien au chaud, au fond à gauche. La table beige, comme les autres. Seulement, sur cette table, il y a un trou, un trou que je creuse un peu plus tous les jours. Un trou fait avec la pointe d’un compas, pour passer le temps qui me semble si long. Promis c’est pas moi qui l’ai commencé. C’est sûrement un autre naufragé. J’ai juste fait comme les prisonniers sur les murs où d’autres ont gravé le temps qui passe.

Alors, parfois, souvent même, je regarde par la fenêtre, et je pars. Je pars sans vraiment savoir où, par-dessus le bâtiment C en briques rouges de l’époque romane, par-dessus les tables gravées de graffitis, par-dessus le terrain de foot, par-dessus ce grillage gris qui entoure cette cage qu’on appelle école, je me laisse engloutir par un tourbillon de pensées, fixant un point à travers ton simple carreau transparent. Là-bas, le ciel est bleu, pluvieux ou partiellement couvert. La vie est dure, passionnelle ou délicate, mais la vie existe, et ma vie m’attend.

J’ai passé quatorze ans à me demander ce que je voulais faire, le cul vissé sur les mêmes chaises et bois qui grincent au moindre mouvement, comme un message me signalant que j’étais un robot défaillant. J’ai passé des journées entières à écrire ce que pourrait être ma vie de l’autre côté, au lieu de prendre en note le cours d’espagnol ou de physique. Et maintenant que j’ai entamé ma dernière année, je doute.

Au lycée, tout m’agresse. Les gens m’effraient, ils sont bruyants et ils me font mal aux yeux.

Les professeurs semblent se demander ce qu’ils foutent ici, devant une classe qui n’écoute rien, devant des étudiants qui rêvent de sortir. Alors ils lâchent leurs nerfs sans vraiment que l’on comprenne pourquoi. Et sans vraiment que l’on cherche à savoir. Alors on baisse les yeux, et on attend.

Le pain du self est mou, comme le visage de celles qui le distribuent. Les toilettes sont toujours sales et je n’ai jamais le temps de finir ma clope parce que les pauses sont trop courtes. Alors j’imagine que dehors, je pourrais savourer cette fumée jusqu’au dernier trait. Mais, je doute.

Est ce que de l’autre côté de la fenêtre, tout est dicté à la lettre comme ici ? Est-ce que les gens se dévisagent? Est-ce qu’on entend les mêmes chuchotements incessants ? Y’a t-il un professeur pour me rappeler à l’ordre lorsque mon esprit s’égare ? “Mademoiselle, au lieu d’imaginer votre tenue de demain ou votre copain qui fait des siennes, si vous nous expliquiez en quoi le psychanalyste est le médiateur du “moi” selon Freud ? “

En quatorze ans, j’ai eu le temps d’apprendre. D’apprendre que tout n’était pas question de formule ou d’équation, qu’une langue ne s’apprend qu’en parlant avec les autres et non par des listes de vocabulaire, que l’art ne se pratique pas coincé entre quatre murs et que ma capacité de réflexion ne tenait pas sur une copie double en trois parties et sous parties avec alinéas.

J’ai connu les heures de colle. Les travaux forcés. Mon nom catapulté à la vue de la petite case sur la ligne où ils ne peuvent mettre de note et les pleurs d’une évaluation ratée. J’ai connu le stress de passer le portail et l’angoisse d’enlever mes écouteurs.

J’ai connu l’amour passionnel, l’amour d’un soir et l’amour quotidien, les gueules de bois, les cris de rage, l’explosion de sanglots, la sensation d’être libre le temps d’un verre et d’être à l’étroit au quotidien.
J’ai vu. J’ai vu la beauté de l’autre, de l’inconnu dans un café, de cette femme qui m’a dépanné du feu pour ma clope mal roulée. J’ai senti la peur, la frayeur d’un film d’horreur dans une salle de cinéma, celle de laisser la beauté d’un moment s’éteindre ou de l’avoir simplement laissé filer. J’ai vu l’euphorie et la révolte dans les yeux de ceux qui m’entourent. J’ai vite compris que je n’étais pas seule dans ma solitude, mais qu’on était chacun dans la sienne.

Il serait temps enfin de vivre, d’apprendre à respirer pour de vrai, et de commencer quelque chose qui a de la valeur, de l’importance.

J’ai passé trop de temps à refouler des émotions que je croyais dangereuses, à stagner derrière ton double vitrage, à avoir eu peur des autres, peur de moi et peur du monde. Maintenant, je fracasserais bien mon poing sur ta vitre dégueu de la salle 123, juste pour voir la gueule du prof, de ma mère, et pour me délecter du sourire qui se dessinerait alors sur mes lèvres.

Depuis quatorze ans, j’ai exploré le monde à travers un trou de serrure. Alors maintenant, à 17 ans, il serait temps d’ouvrir la porte.

Tara, 17 ans, Albi

Lettres pour me raconter

Du plus loin que je me souvienne, on a toujours eu une relation compliquée. Il faut dire que tu es entré dans ma vie assez brusquement. Je ne connaissais pas vraiment ton existence avant que tu me fasses mal. Ce jour-là, en regardant le sang couler dans la baignoire, je me suis demandée lequel de mes organes était en train de décéder. Une adulte compétente m’a dit que c’était toi, ça ne m’a pas tellement rassurée.

Elle a aussi dit que c’était par toi que je pouvais faire des bébés, et que maintenant j’étais une femme. Ça ressemblait à une mauvaise nouvelle. Moi qui ne voulais déjà pas d’enfants, j’ai été tellement en colère ! On venait de m’annoncer qu’il y avait un monstre dans mon ventre qui, tous les mois, me rendrait malade sans mon consentement. Douze semaines par an je devrai me gaver de cachets et cacher les traces de sang. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi c’était si honteux. Je trouvais ce manège ridicule : se tordre devant un miroir, demander à une copine si on a une tâche, chuchoter pour demander une serviette, enfouir les protections dans des boîtes. C’était ridicule mais je m’y pliais quand même. Tu es apparu en trimbalant avec toi tous les changements ingrats de l’adolescence, avec ses douleurs et ses incertitudes. Je n’avais pas les clefs pour t’accueillir.  

Tu comprends, j’ai toujours entendu qu’il fallait toujours être la meilleure version de soi-même : la version dynamique et proactive. Je voulais être forte, je ne voulais ne jamais pouvoir être infériorisée à cause de mon genre ou à cause de mon sexe. Je ne voulais jamais être taxée d’hystérique ou de pleureuse. Je ne voulais pas être considérée comme une boîte à bébé. J’ai voulu rejeter ma féminité.

Adolescente je pensais qu’une « vraie fille » était une nunuche rose et hypersensible qui n’a pas d’humour. Ça m’a permis d’avoir plein de copains garçons. J’étais tellement heureuse quand je sentais qu’ils me considéraient comme l’un des leurs, quand ils oubliaient le temps d’une soirée que j’avais des seins. Je ne me revendiquais fille que lorsque je voulais parler de sexisme ou draguer quelqu’un.

Puis j’ai découvert le féminisme, par petites parcelles. J’étais révoltée contre chaque nouvelle injustice que je découvrais. Evidemment, je n’ai jamais pensé consciemment que c’était de ta faute, mais je t’en voulais dans le fond. Sans toi on ne m’aurait peut-être pas différenciée d’un homme. Et puis on ne m’aurait jamais traitée d’hystérique, puisque cet horrible mot naît de ton étymologie. Je voulais être « comme un homme » pour être traitée comme leur égal, et tes stupides règles m’en empêchaient. Je ne pouvais même pas m’organiser en fonction d’elles, car elles n’arrivaient jamais quand elles étaient prévues. Les symptômes changeaient tous les mois : parfois j’avais trop mal pour faire du sport, parfois je pleurais comme une madeleine devant des pubs pour céréales, parfois je perdais du sang jusqu’à l’anémie.

Je suis tombée amoureuse, j’ai essayé la pilule, j’ai pris 12 kilos. J’ai voulu changer, la gynéco m’a répondu que le préservatif ne faisait pas grossir. À partir de ce jour, la quête impossible pour trouver un contraceptif qui te soit adapté a commencé. Celle pour trouver un gynéco qui soigne les douleurs de règles avec autre chose que de l’antadys aussi. J’ai vite eu autant de gynécologues que d’amant.e.s. Rien ne fonctionnait : les pilules, les stérilets, l’implant … À chaque nouvelle tentative la situation empirait. Je ne compte plus le nombre de jours où, lorsque tu saignais, je ne pensais qu’à m’ouvrir les veines. Je t’ai haï pour toutes ces journées où tu m’as fait mal au point de ne plus pouvoir me lever, pour toutes les saloperies que je devais prendre pour vivre avec toi, pour l’argent que tu me coutais, pour le temps passé chez des médecins qui n’avaient aucune solution à me proposer. J’ai espéré tellement de fois être stérile. J’ai tellement prié pour que tu n’existes pas. Je me demandais à quoi tu servais mis à part me faire mal et me coûter du temps et de l’argent. Tu étais à mes yeux une chose qui ne m’appartenait pas, une sorte de parasite. 

Malgré les hormones, je suis tombée enceinte. C’était la deuxième fois. J’étais passée au stérilet pourtant, pour être sûre que ça ne réarrive pas. En fixant le test de grossesse, je me suis demandée si c’était une mauvaise blague. Cette fois l’embryon s’est accroché, l’avortement s’est mal passé. 

J’ai décidé de me tourner vers d’autres médecines : vers les savoirs brûlés des herboristes et autres sorcièr.e.s. C’est un processus lent qui n’a pas encore porté tous ses fruits, mais grâce à lui j’apprends à mieux te connaître. Au fil des apprentissages j’ai réalisé que j’étais cyclique, comme le reste de la nature. J’ai aussi réalisé que notre société ne nous donnait pas accès à ce cyclisme. Il faudrait toujours être proactif, dynamique, égal. Peu importe les saisons ou la période. J’ai compris pourquoi tu m’avais fait autant de mal toutes ces années. Je ne savais pas t’écouter. La méconnaissance, la honte puis la haine que j’ai porté à ton encontre ne pouvaient pas te permettre d’être en bonne santé.

Aujourd’hui je veux m’excuser pour toutes ces années où je t’ai rejeté. Pardon pour toute la colère que j’ai eu contre toi. Pardon de nous avoir fait du mal. Je te promets qu’à partir de maintenant je ferai de mon mieux pour t’écouter. Je veux apprendre à célébrer chaque période de notre cycle : les jours où je suis une lionne malicieuse comme les jours où je suis une loutre en boule au fond d’un lit. Je le sais désormais : j’arriverai réellement à être forte le jour où je saurai embrasser l’entièreté de ce que je suis. Je serai à l’aise dans mon corps quand je saurai être attentive à tous ses signaux, et aux tiens particulièrement. J’ai hâte qu’on y arrive. Je vais faire de mon mieux pour être patiente d’ici là, c’est promis.

Elise – 23 ans – Quelque part en Seine-et-Marne

© 📸 Timothy Meinberg via @unsplash

Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Non classé

Je t’écris en me disant que tu auras peut-être quelques minutes pour me lire. Mais qui a le temps, ces temps-ci ? Le temps de se pencher sur soi, sur le monde, et sur le monde vu par les autres. C’est ce que j’ai tenté d’offrir en créant ce média, en plein premier confinement. Je voulais te remercier de faire partie de cette petite barque jetée dans le flot d’informations, de mots et d’images qui traversent notre écrans.

Je t’ai rencontré un peu partout aux quatre coins du pays, et à chaque fois c’était une rencontre intense, et frustrante. Intense parce que je voyais plein de potentiels bouillonner en toi. Mais il fallait d’abord faire baisser ta méfiance. Forcément, j’arrivais de l’autre monde, puisque je venais donner des ateliers dans ton lycée. Pas beaucoup plus âgée que toi, mais ça suffisait pour dresser des défenses. Et puis dès qu’elles étaient tombées, la cloche sonnait et c’était fini, on ne se revoyait plus. Quand tu as quitté les bancs du lycée, on ne te voit pas. Tu es sur les bancs des facs ou des écoles. Entre 15 et 25 ans, on te demande d’accumuler les savoirs et les formations, et de bien rester dans ton monde. À l’heure où partout on parle du changement de société qu’il faut entreprendre, je trouvais qu’on n’entendait pas assez ta voix.

Avec ce média je voulais… je voulais tant de choses. Sortir l’écriture de l’exercice scolaire, te montrer qu’elle pouvait t’aider, que tu sois littéraire ou pas. Surtout si tu ne l’es pas. Je ne voulais pas faire un média pour les jeunes, je voulais faire un média pour tous par les jeunes. Que les plus âgés, tes parents, tes profs, tes voisins, puissent regarder le monde par-dessus ton épaule, comprendre ce qui te fait peur, ce qui te fait rêver, ce que tu veux défendre, ce que tu veux combattre. Puisque tu es le citoyen de demain. J’étais persuadée que tu avais bien plus de convictions qu’on voudrait le croire, que tu étais capable d’autocritique et de distance, et de mettre le doigt là où on a besoin de travailler. Je ne m’étais pas trompée.

Te raconter…

Tu as écrit pour te raconter. Pour dire ton mal-être (lettre à l’anorexie, lettre à mes démons, lettre à ma dépression), pour interroger tes failles (lettre à ma timidité, lettre à ma flemme), pour te réconcilier avec ce que tu es (lettre à mon hypersensibilité, lettre à mon autisme, lettre à mon estime), pour dire ton espoir (lettre à mon espérance), pour affirmer tes choix (lettre à l’enfant que je n’aurai jamais).

Tu as écrit pour célébrer ce qui est là (lettre à la vieillesse, lettre aux vivants) et pour pleurer ce qui est parti (lettre à ma grand-mère emportée par le corona, lettre à la petite que j’étais), pour envisager ce que tu seras (lettre à celle que je serai, lettre à mon avenir), pour t’encourager (lettre à la pensée positive) et pour te soulager (lettre à mes cons-frères, lettre d’un étudiant confiné), pour t’interroger (lettre à mes pensées), pour mettre les points sur les i (lettre à mes parents, lettre au divorce de mes parents) pour rigoler un bon coup (lettre à ma barbe)

…et dire le monde ?

Mais tu as aussi écrit pour dire le monde. Dire l’isolement des étudiants pendant cette crise sanitaire (lettre d’un étudiant confiné), dire ton engagement écologique (lettre à ma poule, lettre à un blaireau que je n’ai pas pu sauver, lettre à la nature en repos), politique et social (lettre aux allochtones). Tu as voulu parler des laissés-pour-compte (lettre aux fils de rien, lettre à un enfant migrant), remettre les choses en perspective (lettre à nos futures vacances), interroger la société (lettre à la société).

Ah, c’est vrai que cette section est trois fois plus courte que la précédente… Là où ça manque, c’est qu’il y a des choses à faire ! Moi je suis persuadée que tu as bien des choses à nous dire sur le monde que tu souhaites et celui que tu rejettes. Sur ce que tu aimerais changer dans l’éducation (lettre à mon prof idéal ? lettre à mon école idéale ?) dans les rapports entre les générations (lettre au parent que je serai ?) dans la consommation. Quel monde du travail tu imagines pour demain ? Quels changements dans les relations ? Prends toute la place pour qu’on arrête de dire “les jeunes ils ne s’intéressent qu’à…”

On aimerait tellement faire mieux…

Quand on reçoit une lettre, on y passe quelques heures, à corriger les fautes, à faire des paragraphes quand on reçoit tout un bloc, à tirer des fils là où on sent que tu pourrais aller plus loin, t’aider à faire de ce qui sort de toi quelque chose qu’on peut partager à tous. Parfois te pousser dans tes retranchements, et toujours te suivre dans tes instincts. On a vite compris qu’il fallait entrer en relation avec toi directement, par la voix. On fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Parce que sinon, ce texte devenait un devoir que tu rends et auquel tu ne penses plus. Nous ce qu’on voudrait, c’est collaborer avec toi, faire un petit bout de chemin ensemble.

On a tellement d’idées… on aimerait te faire rencontrer à distance les autres auteurs, on aimerait que des gens organisent des ateliers à partir de tes lettres dans leur région, on aimerait faire lire tes textes par des comédiens ou des artistes connus et qu’ils puissent même te coacher pour lire toi aussi, on aimerait avoir des musiciens qui y mettraient de la musique, créer des rencontres entre parents et enfants autour des lettres, envoyer certaines à des ministres… On aimerait aller à la rencontre des jeunes détenus, avoir une présence dans tous les pays francophones…

…avec toi !

Nous sommes une toute petite équipe. Tous bénévoles. La plupart ont des enfants et travaillent sur ce projet tard le soir ou dans leurs petits moments avant le dîner ou après le coucher des enfants. Ils se sont engagés parce qu’ils croient en toi et qu’ils veulent donner une chance à la société de t’écouter. On ne peut que te tendre la main, en espérant que tu la prennes. On a créé un espace pour toi, et on ne peut que t’ouvrir la porte et espérer que tu entres pour en faire un chez-toi. Oui y a les études, le boulot, les amis, les amours, les emmerdes… mais on espère qu’il y a aussi une envie de changer des choses, et pour ça, il faut bien commencer quelque part.

Tu sais, quand on écrit une lettre à publier, il y a toujours trois destinataires : celui à qui on dit qu’on écrit (qui est écrit en haut), celui pour qui on écrit (le lecteur), et soi-même. Alors :

à toi auteur à qui j’adresse cette lettre : on attend tes retours, tes envies, si tu veux te joindre à l’équipe, si tu as des idées, si tu veux bien prendre le temps d’en parler à tes amis…

à toi lecteur de cette lettre : parlez-en, à des gens qui travaillent avec les moins de 25 ans – coachs sportifs, profs, psy – des centres de détention pour mineurs, avec des gens dans les DOM TOM, au Canada, en Afrique subsaharienne, au Maghreb, en Europe, à des médias, avec toute personne qui pourrait nous aider à faire grandir ce projet.

Sarah Roubato

Mon école idéale

Bonjour,

Je ne suis jamais allée chez vous, l’école, et comme ça intrigue souvent, je vous écris.

J’ai bientôt 21 ans. Ce choix, ce fut d’abord le choix de mes parents. Mon père, à ma naissance, a réfléchi à toutes les choses qu’un parent doit choisir pour son enfant : quoi manger, où habiter etc. ; l’école en faisait partie. Il s’est demandé pourquoi, un jour, il allait devoir me dire : « à partir de maintenant et pendant les 15 prochaines années, tu vas complètement changer ton rythme de vie, aller dans un endroit que tu n’as pas choisi et y rester 8h par jour ». En pensant à ça, il s’est dit qu’il devait trouver une raison valable pour m’y envoyer, il voulait que j’apprenne par plaisir, et jusqu’à ce jour… il ne l’a pas trouvée et il a convaincu ma mère.

Au fur et à mesure, j’ai compris pourquoi mes parents avait fait ce choix et c’est devenu le mien. J’ai réalisé que tout le monde apprend, naturellement, partout, tout le temps et que forcer cet apprentissage, imposer les sujets et le rythme n’avait pas de sens et pouvait même avoir un effet néfaste.

Mes journées n’étaient jamais identiques. Ma mère a créé un groupe de rencontres pour les enfants non scolarisés en région parisienne. Ces sorties, on y allait deux ou trois fois par semaine. On se retrouvait dans des parcs et des musées. On participait à des cours de cirque, de danse, de dessin, de musique ou de chant. On a toujours été très entourés, et grâce à ce réseau, j’ai côtoyé des personnes de tous les âges. C’était important aussi pour les parents de se rencontrer et de se soutenir. Car ce n’est pas toujours facile d’assumer ce choix face aux personnes qui ne comprennent pas, les voisins, les amis, la famille, les collègues, c’est un choix qui suscite beaucoup de jugements et d’incompréhension.

Le reste du temps on restait à la maison pour jouer, dessiner, regarder des films ou séries, lire et découvrir tout ce qui pouvait nous intéresser. J’avais le temps de me plonger dans tout ce qui pouvait m’intéresser, pendant un jour ou trois mois. Tous nos apprentissages sont venus de nos envies et besoins du moment, accompagnés par notre entourage. Chez nous il n’y avait pas de leçons, pas de matières, on apprenait tout au fil de nos activités et nos interactions.

Au fil des années, lorsque je rencontrais des enfants scolarisés et qu’on commençait à discuter de vous, il y avait quelques minutes de questions, d’explications, limite de tests. « Mais alors comment tu as appris à compter ? Tu sais où est ce pays ? » Mais au final, on passait vite à autre chose et j’ai toujours pu m’intégrer facilement à d’autres groupes, avec d’autres enfants.

Vous l’avez peut-être entendu, en ce moment beaucoup de parents sont en train de se mobiliser pour maintenir ce droit que nous avons tous aujourd’hui de pouvoir apprendre où l’on veut, à notre rythme et à notre propre initiative, sans vous.
Car vous ne convenez pas à beaucoup de monde. Il y a des enfants harcelés, jugés, qui perdent leur goût d’apprendre, leur curiosité, leur confiance, ou qui n’ont tout simplement pas envie de passer toutes leurs journées à rester assis chez vous.

Je suis très contente que mes parents aient pu nous offrir ce type d’éducation. Ça m’a permis d’avoir du temps pour me découvrir, me laisser explorer ce que je voulais sans qu’on me dirige, sans être forcée, sans pression.

Il y a deux ans, j’ai eu mon bac littéraire en candidat libre. J’ai voulu le passer pour l’expérience, vu que je n’avais jamais vécu d’examen avant. Je l’ai raté une première fois mais ça m’a permis de savoir ce qu’il fallait améliorer. Pour l’instant, il ne m’est pas utile mais qui sait, peut-être un jour ?

Aujourd’hui, je fais du montage vidéo et de la photo en autodidacte. C’est le métier que j’envisage, surtout le montage vidéo, domaine où je trouverai plus facilement du travail.

Je participe à plein de projets différents, pour moi ou pour d’autres. Dans la continuité de ce que j’ai vécu ces vingt dernières années, je me laisse la possibilité d’explorer, d’expérimenter et de me confronter à ce que le monde peut me proposer et ce que je peux lui offrir en retour.

Auriane, 20 ans, Paris