Lettres pour me raconter

Du plus loin que je me souvienne, on a toujours eu une relation compliquée. Il faut dire que tu es entré dans ma vie assez brusquement. Je ne connaissais pas vraiment ton existence avant que tu me fasses mal. Ce jour-là, en regardant le sang couler dans la baignoire, je me suis demandée lequel de mes organes était en train de décéder. Une adulte compétente m’a dit que c’était toi, ça ne m’a pas tellement rassurée.

Elle a aussi dit que c’était par toi que je pouvais faire des bébés, et que maintenant j’étais une femme. Ça ressemblait à une mauvaise nouvelle. Moi qui ne voulais déjà pas d’enfants, j’ai été tellement en colère ! On venait de m’annoncer qu’il y avait un monstre dans mon ventre qui, tous les mois, me rendrait malade sans mon consentement. Douze semaines par an je devrai me gaver de cachets et cacher les traces de sang. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi c’était si honteux. Je trouvais ce manège ridicule : se tordre devant un miroir, demander à une copine si on a une tâche, chuchoter pour demander une serviette, enfouir les protections dans des boîtes. C’était ridicule mais je m’y pliais quand même. Tu es apparu en trimbalant avec toi tous les changements ingrats de l’adolescence, avec ses douleurs et ses incertitudes. Je n’avais pas les clefs pour t’accueillir.  

Tu comprends, j’ai toujours entendu qu’il fallait toujours être la meilleure version de soi-même : la version dynamique et proactive. Je voulais être forte, je ne voulais ne jamais pouvoir être infériorisée à cause de mon genre ou à cause de mon sexe. Je ne voulais jamais être taxée d’hystérique ou de pleureuse. Je ne voulais pas être considérée comme une boîte à bébé. J’ai voulu rejeter ma féminité.

Adolescente je pensais qu’une « vraie fille » était une nunuche rose et hypersensible qui n’a pas d’humour. Ça m’a permis d’avoir plein de copains garçons. J’étais tellement heureuse quand je sentais qu’ils me considéraient comme l’un des leurs, quand ils oubliaient le temps d’une soirée que j’avais des seins. Je ne me revendiquais fille que lorsque je voulais parler de sexisme ou draguer quelqu’un.

Puis j’ai découvert le féminisme, par petites parcelles. J’étais révoltée contre chaque nouvelle injustice que je découvrais. Evidemment, je n’ai jamais pensé consciemment que c’était de ta faute, mais je t’en voulais dans le fond. Sans toi on ne m’aurait peut-être pas différenciée d’un homme. Et puis on ne m’aurait jamais traitée d’hystérique, puisque cet horrible mot naît de ton étymologie. Je voulais être « comme un homme » pour être traitée comme leur égal, et tes stupides règles m’en empêchaient. Je ne pouvais même pas m’organiser en fonction d’elles, car elles n’arrivaient jamais quand elles étaient prévues. Les symptômes changeaient tous les mois : parfois j’avais trop mal pour faire du sport, parfois je pleurais comme une madeleine devant des pubs pour céréales, parfois je perdais du sang jusqu’à l’anémie.

Je suis tombée amoureuse, j’ai essayé la pilule, j’ai pris 12 kilos. J’ai voulu changer, la gynéco m’a répondu que le préservatif ne faisait pas grossir. À partir de ce jour, la quête impossible pour trouver un contraceptif qui te soit adapté a commencé. Celle pour trouver un gynéco qui soigne les douleurs de règles avec autre chose que de l’antadys aussi. J’ai vite eu autant de gynécologues que d’amant.e.s. Rien ne fonctionnait : les pilules, les stérilets, l’implant … À chaque nouvelle tentative la situation empirait. Je ne compte plus le nombre de jours où, lorsque tu saignais, je ne pensais qu’à m’ouvrir les veines. Je t’ai haï pour toutes ces journées où tu m’as fait mal au point de ne plus pouvoir me lever, pour toutes les saloperies que je devais prendre pour vivre avec toi, pour l’argent que tu me coutais, pour le temps passé chez des médecins qui n’avaient aucune solution à me proposer. J’ai espéré tellement de fois être stérile. J’ai tellement prié pour que tu n’existes pas. Je me demandais à quoi tu servais mis à part me faire mal et me coûter du temps et de l’argent. Tu étais à mes yeux une chose qui ne m’appartenait pas, une sorte de parasite. 

Malgré les hormones, je suis tombée enceinte. C’était la deuxième fois. J’étais passée au stérilet pourtant, pour être sûre que ça ne réarrive pas. En fixant le test de grossesse, je me suis demandée si c’était une mauvaise blague. Cette fois l’embryon s’est accroché, l’avortement s’est mal passé. 

J’ai décidé de me tourner vers d’autres médecines : vers les savoirs brûlés des herboristes et autres sorcièr.e.s. C’est un processus lent qui n’a pas encore porté tous ses fruits, mais grâce à lui j’apprends à mieux te connaître. Au fil des apprentissages j’ai réalisé que j’étais cyclique, comme le reste de la nature. J’ai aussi réalisé que notre société ne nous donnait pas accès à ce cyclisme. Il faudrait toujours être proactif, dynamique, égal. Peu importe les saisons ou la période. J’ai compris pourquoi tu m’avais fait autant de mal toutes ces années. Je ne savais pas t’écouter. La méconnaissance, la honte puis la haine que j’ai porté à ton encontre ne pouvaient pas te permettre d’être en bonne santé.

Aujourd’hui je veux m’excuser pour toutes ces années où je t’ai rejeté. Pardon pour toute la colère que j’ai eu contre toi. Pardon de nous avoir fait du mal. Je te promets qu’à partir de maintenant je ferai de mon mieux pour t’écouter. Je veux apprendre à célébrer chaque période de notre cycle : les jours où je suis une lionne malicieuse comme les jours où je suis une loutre en boule au fond d’un lit. Je le sais désormais : j’arriverai réellement à être forte le jour où je saurai embrasser l’entièreté de ce que je suis. Je serai à l’aise dans mon corps quand je saurai être attentive à tous ses signaux, et aux tiens particulièrement. J’ai hâte qu’on y arrive. Je vais faire de mon mieux pour être patiente d’ici là, c’est promis.

Elise – 23 ans – Quelque part en Seine-et-Marne

© 📸 Timothy Meinberg via @unsplash

Lettres pour dire le monde

Ma chérie,

Je t’avais toujours promis de pouvoir tout entendre. Et puis un jour tu me l’as dit. Assise à table, en plein repas. Tu avais quatre ans et demi. Tu avais déjà tenté par le passé timidement d’amener le sujet. Par de petites phrases, des rigolades, des questions. Mon cœur s’est retourné et retrouvé sans vie. Comment avait-il pu ? Te toucher, te violer. Toi, notre fille… ma fille. 

Ce vide intense ressenti. Médecin, hôpital, gendarmerie, garde à vue… et le résultat final : la justice m’obligeait à te laisser y retourner. Je n’avais pas le choix. 

Pendant des mois j’ai eu la sensation de vivre sans âme. Chaque seconde je culpabilisais  de t’avoir choisi ce père incestueux. Les week-ends que tu passais là-bas m’arrachaient le coeur. Il venait te chercher à l’école. Je ne le voyais pas t’emmener. Je n’aurais pas pu. 

Je ne comprenais pas le fonctionnement de la justice. On m’empêchait de te protéger. Pendant des mois j’ai étudié. J’ai consulté les expertises, les rapports des associations, les statistiques de la justice, le nombre de classements sans suite, le nombre de condamnations. J’ai recueilli des centaines de témoignages. Et puis j’ai décidé de ne plus me voir en tant que victime de cet homme qui m’avait violenté par le passé. Je devais agir pour toi. J’ai compris que tu étais si lumineuse qu’il cherchait à prendre auprès de toi celle que je ne lui donnais plus. 

Au bout de six mois j’ai décidé de ne plus te laisser y retourner, malgré les menaces de la gendarmerie. Grâce à toi je suis devenue une guerrière. C’est toi qui m’a donné cette force, par l’amour que tu m’inspires et qui grandit de jour en jour depuis cinq ans. 

J’ai décidé de vibrer de courage et de dénoncer ce qui se passe dans cette société, dans tant de familles, riches et pauvres, de tous les coins et de tous les milieux. 

Merci d’avoir eu le courage d’oser le dire. Tu n’es responsable de rien. Et merci pour ta confiance. Ta parole est importante. La vérité te sauvera. Ton courage aidera les autres. 

Je te crois. J’ai confiance en toi et je sais que tu sauras vivre avec cela. Que tu transmuteras le mal qu’il a mis en toi en force motrice. Car tu es la fille de ta mère. 

Je t’ai promis de toujours être là pour toi. Aujourd’hui je te promets de me battre jusqu’au bout pour que tu sois protégée. Je prendrai le risque d’être condamnée pour toi. 

N’oublie jamais ma chérie : tu es précieuse et tu mérites d’être aimée et respectée.

Fanny, France.

© 📸 via @unsplash

Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Non classé

Je t’écris en me disant que tu auras peut-être quelques minutes pour me lire. Mais qui a le temps, ces temps-ci ? Le temps de se pencher sur soi, sur le monde, et sur le monde vu par les autres. C’est ce que j’ai tenté d’offrir en créant ce média, en plein premier confinement. Je voulais te remercier de faire partie de cette petite barque jetée dans le flot d’informations, de mots et d’images qui traversent notre écrans.

Je t’ai rencontré un peu partout aux quatre coins du pays, et à chaque fois c’était une rencontre intense, et frustrante. Intense parce que je voyais plein de potentiels bouillonner en toi. Mais il fallait d’abord faire baisser ta méfiance. Forcément, j’arrivais de l’autre monde, puisque je venais donner des ateliers dans ton lycée. Pas beaucoup plus âgée que toi, mais ça suffisait pour dresser des défenses. Et puis dès qu’elles étaient tombées, la cloche sonnait et c’était fini, on ne se revoyait plus. Quand tu as quitté les bancs du lycée, on ne te voit pas. Tu es sur les bancs des facs ou des écoles. Entre 15 et 25 ans, on te demande d’accumuler les savoirs et les formations, et de bien rester dans ton monde. À l’heure où partout on parle du changement de société qu’il faut entreprendre, je trouvais qu’on n’entendait pas assez ta voix.

Avec ce média je voulais… je voulais tant de choses. Sortir l’écriture de l’exercice scolaire, te montrer qu’elle pouvait t’aider, que tu sois littéraire ou pas. Surtout si tu ne l’es pas. Je ne voulais pas faire un média pour les jeunes, je voulais faire un média pour tous par les jeunes. Que les plus âgés, tes parents, tes profs, tes voisins, puissent regarder le monde par-dessus ton épaule, comprendre ce qui te fait peur, ce qui te fait rêver, ce que tu veux défendre, ce que tu veux combattre. Puisque tu es le citoyen de demain. J’étais persuadée que tu avais bien plus de convictions qu’on voudrait le croire, que tu étais capable d’autocritique et de distance, et de mettre le doigt là où on a besoin de travailler. Je ne m’étais pas trompée.

Te raconter…

Tu as écrit pour te raconter. Pour dire ton mal-être (lettre à l’anorexie, lettre à mes démons, lettre à ma dépression), pour interroger tes failles (lettre à ma timidité, lettre à ma flemme), pour te réconcilier avec ce que tu es (lettre à mon hypersensibilité, lettre à mon autisme, lettre à mon estime), pour dire ton espoir (lettre à mon espérance), pour affirmer tes choix (lettre à l’enfant que je n’aurai jamais).

Tu as écrit pour célébrer ce qui est là (lettre à la vieillesse, lettre aux vivants) et pour pleurer ce qui est parti (lettre à ma grand-mère emportée par le corona, lettre à la petite que j’étais), pour envisager ce que tu seras (lettre à celle que je serai, lettre à mon avenir), pour t’encourager (lettre à la pensée positive) et pour te soulager (lettre à mes cons-frères, lettre d’un étudiant confiné), pour t’interroger (lettre à mes pensées), pour mettre les points sur les i (lettre à mes parents, lettre au divorce de mes parents) pour rigoler un bon coup (lettre à ma barbe)

…et dire le monde ?

Mais tu as aussi écrit pour dire le monde. Dire l’isolement des étudiants pendant cette crise sanitaire (lettre d’un étudiant confiné), dire ton engagement écologique (lettre à ma poule, lettre à un blaireau que je n’ai pas pu sauver, lettre à la nature en repos), politique et social (lettre aux allochtones). Tu as voulu parler des laissés-pour-compte (lettre aux fils de rien, lettre à un enfant migrant), remettre les choses en perspective (lettre à nos futures vacances), interroger la société (lettre à la société).

Ah, c’est vrai que cette section est trois fois plus courte que la précédente… Là où ça manque, c’est qu’il y a des choses à faire ! Moi je suis persuadée que tu as bien des choses à nous dire sur le monde que tu souhaites et celui que tu rejettes. Sur ce que tu aimerais changer dans l’éducation (lettre à mon prof idéal ? lettre à mon école idéale ?) dans les rapports entre les générations (lettre au parent que je serai ?) dans la consommation. Quel monde du travail tu imagines pour demain ? Quels changements dans les relations ? Prends toute la place pour qu’on arrête de dire “les jeunes ils ne s’intéressent qu’à…”

On aimerait tellement faire mieux…

Quand on reçoit une lettre, on y passe quelques heures, à corriger les fautes, à faire des paragraphes quand on reçoit tout un bloc, à tirer des fils là où on sent que tu pourrais aller plus loin, t’aider à faire de ce qui sort de toi quelque chose qu’on peut partager à tous. Parfois te pousser dans tes retranchements, et toujours te suivre dans tes instincts. On a vite compris qu’il fallait entrer en relation avec toi directement, par la voix. On fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Parce que sinon, ce texte devenait un devoir que tu rends et auquel tu ne penses plus. Nous ce qu’on voudrait, c’est collaborer avec toi, faire un petit bout de chemin ensemble.

On a tellement d’idées… on aimerait te faire rencontrer à distance les autres auteurs, on aimerait que des gens organisent des ateliers à partir de tes lettres dans leur région, on aimerait faire lire tes textes par des comédiens ou des artistes connus et qu’ils puissent même te coacher pour lire toi aussi, on aimerait avoir des musiciens qui y mettraient de la musique, créer des rencontres entre parents et enfants autour des lettres, envoyer certaines à des ministres… On aimerait aller à la rencontre des jeunes détenus, avoir une présence dans tous les pays francophones…

…avec toi !

Nous sommes une toute petite équipe. Tous bénévoles. La plupart ont des enfants et travaillent sur ce projet tard le soir ou dans leurs petits moments avant le dîner ou après le coucher des enfants. Ils se sont engagés parce qu’ils croient en toi et qu’ils veulent donner une chance à la société de t’écouter. On ne peut que te tendre la main, en espérant que tu la prennes. On a créé un espace pour toi, et on ne peut que t’ouvrir la porte et espérer que tu entres pour en faire un chez-toi. Oui y a les études, le boulot, les amis, les amours, les emmerdes… mais on espère qu’il y a aussi une envie de changer des choses, et pour ça, il faut bien commencer quelque part.

Tu sais, quand on écrit une lettre à publier, il y a toujours trois destinataires : celui à qui on dit qu’on écrit (qui est écrit en haut), celui pour qui on écrit (le lecteur), et soi-même. Alors :

à toi auteur à qui j’adresse cette lettre : on attend tes retours, tes envies, si tu veux te joindre à l’équipe, si tu as des idées, si tu veux bien prendre le temps d’en parler à tes amis…

à toi lecteur de cette lettre : parlez-en, à des gens qui travaillent avec les moins de 25 ans – coachs sportifs, profs, psy – des centres de détention pour mineurs, avec des gens dans les DOM TOM, au Canada, en Afrique subsaharienne, au Maghreb, en Europe, à des médias, avec toute personne qui pourrait nous aider à faire grandir ce projet.

Sarah Roubato

Lettres pour dire le monde

Vous n’aimez peut-être pas qu’on vous appelle comme ça. Vous avez trop l’habitude d’être la norme et nous, nous sommes les autochtones, c’est à dire les autres, les différents de vous.

CONTEXTE : Cette lettre a été écrite suite au décès d’une jeune femme autochtone québécoise, Joyce Echaquan, décédée l’hôpital sous les insultes racistes de ses infirmières, d’une surdose de morphine, alors qu’elle leur disait y être allergique. Cet événement a soulevé une grande remise en question au Canada et un débat sur le racisme systémique envers les autochtones.

 Je la connais l’image que vous avez de nous. Vous croyez nous connaître. Vous vous dites que nous ne payons pas les taxes, que nous sommes tous sur la consommation d’alcool et de drogues, qu’on est tous des voleurs et quêteux. Dans les centres commerciaux, certains nous dévisagent par peur de se faire voler dans les boutiques. Lorsqu’on veut louer un appartement, certains propriétaires refusent, en disant qu’ils ont eu de mauvaises expériences avec “vous autres”. Pourtant, si vous en appreniez davantage sur notre culture, vous vous apercevriez que nous avons un grand respect pour tout ce qui nous entoure. Je vais vous dire ce que c’est être un autochtone.

 Nous sommes 11 nations, aussi différentes que vos nations. Pour vous, on est tous pareils, mais les différences entre nos peuples sont comme celles que vous avez entre vos pays. Nous les Innus, sommes un peuple qui adore rire et parler ! J’ai côtoyé les Atikamekw ; ils sont plus réservés mais accueillants et extraordinaires. Moi, ils m’ont accueillie comme si j’étais une des leurs. Ce que je trouve le plus beau chez les Atikamekw, c’est qu’ils ont conservé leur langue maternelle, tandis que chez moi, les plus jeunes ne la parlent presque plus.

 Nous sommes aujourd’hui sédentaires, vivant dans des maisons chauffées et éclairées comme les vôtres. Vous croyez qu’on est en dehors de votre monde ? Ben non, on a aussi des téléphones, Internet et les réseaux sociaux. Ils nous aident aussi à tisser des liens avec d’autres communautés. Et pourtant on sait aussi vivre en forêt.

 Être autochtone, c’est avoir vu les terres sur lesquelles on vivait déboisées, , c’est être reconnaissant envers l’animal qu’on tue pour se nourrir, c’est écouter les histoires des aînés car nous vivons encore avec nos grands-parents et même nos arrière-grands-parents. C’est respecter la terre Mère, Tshekauinu Assi en innu, ma langue. Kikawino aski en atikamekw. 

Être autochtone, c’est avoir les plus hauts taux de suicide de dépendance aux drogues et de maladies cardiovasculaires du pays.  Mais c’est savoir utiliser la spiritualité et le retour à la culture dans le processus de guérison.

Être autochtone, c’est être les enfants et petits-enfants de gens qui ont été amenés de force dans les pensionnats où ils n’avaient plus le droit de parler leurs langues, de pratiquer leurs religions, sous peine de recevoir des coups. 

Mes arrière-grands-parents et ma grand-mère ont été aux pensionnats. Ils ont été agressés physiquement mais aussi sexuellement. Ma grand-mère a noyé tout son mal de vivre dans l’alcool et la drogue. Elle a été prise en main, mais les séquelles sont restées. Chaque année, on monte en forêt avec elle et mon grand-père pendant deux ou trois semaines. On chasse, on trappe pendant plusieurs jours. Ils nous racontent des histoires, notre histoire.  

Dans les réserves, les enfants peuvent jouer dehors car nous sommes tous attentifs les uns aux autres. On partage aussi beaucoup, on s’échange de la nourriture, des électroménagers ou bien des vêtements. 

Les gens haut placés ne veulent pas reconnaître que le racisme systémique existe au Québec. On dit “racisme systémique” car il est propre aux institutions et c’est ça le débat. La tragédie de Joyce Echaquan en est la preuve. Cette femme Atikamekw de Manawan, mère de sept enfants, a été admise à l’hôpital pour des maux de ventre. Elle est décédée d’une surdose de morphine alors qu’elle ne cessait de dire aux infirmières de ne pas lui en donner car elle était cardiaque. Elle a fait un direct sur Facebook où on l’a entendu crier et les deux infirmières lui lancer des propos racistes.

C’était le soir de la fête de mon frère. Après souper on était à la cuisine. Puis il m’a dit en regardant son téléphone : 

“Mathil, tu parles l’atikamekw, non? Tu peux traduire ce que la dame dit ?” 

J’étais à peine capable de regarder la vidéo. Quand j’ai vu ça, j’ai ressenti beaucoup de colère. 

C’est comme si on nous mettait à genoux, encore une fois. 

Le lendemain soir, on a marché pour se rendre aux parkings d’un centre d’achat. On a allumé des lanternes. Il y a eu des chants, des danses de guérison et des prières. On était près de mille personnes, allochtones et autochtones. 

Cela fait depuis les années 90 qu’on parle de la réconciliation avec les autochtones. Et ben, nous attendons encore. Il y aurait tant de choses à faire. Nous pourrions faire des échanges culturels, se comprendre et collaborer. Moi j’essaie de faire mon bout de chemin. Cet hiver, je suis allée dans une école secondaire à Trois-Rivières pour faire une présentation auprès de gens qui ont entre 14 et 17 ans, afin de déconstruire les préjugés sur les Amérindiens.  

J’ai d’ailleurs demandé à rencontrer le maire de Sept-Îles pour réaliser des activités pour les allochtones et autochtones : organiser des jeux sportifs par exemple et commencer une partie de volley-ball, juste pour le plaisir. Pour moi, se réconcilier c’est un grand mot qu’on peut accomplir par des petits gestes.  

Nous devons travailler à bâtir une nouvelle relation pour créer un avenir meilleur. Voilà ce que je souhaite pour le Québec et pour nous autres. Car nous aimerions nous aussi nous promener en ville sans avoir peur. Parce qu’au fond, on est tous humains. Enfin, lorsque nous parviendrons à la réconciliation, le Québec sera plus juste et plus fort. 

Nous autres à l’école, on apprend votre histoire. Ce serait bien que vous commenciez à connaître notre vraie histoire, non ? 

Mathilda, 17 ans, Maliotenam (Québec, Canada)

Notre média publie des lettres de toute personne âgée entre 15 et 25 ans qui veut s’exprimer sur un sujet de son choix. Si c’est ton cas, et que tu as des choses à dire, écris-nous ! lettresd1generation@gmail.com 

© 📸 Nicholas Lachance http://nicklachance.com @lachancephoto via @unsplash

Cette photo ne représente pas l’auteur de cette lettre.