Lettre au deuil (de ma mère)

Monsieur le Deuil,

J’étais au courant de ton existence depuis bien longtemps. Tu as inspiré beaucoup d’histoires que j’ai dévorées en grandissant. On s’est croisés quelques fois avant que tu t’installes durablement dans ma vie. Hé oui, les grands-parents et les rêves d’ado ne sont pas éternels. Notre flirt n’aurait dû durer qu’un temps. Puis tu devais partir. Et une fois mes épaules suffisamment larges, on aurait pu avoir une véritable histoire toi et moi.

Bien sûr, cela ne s’est passé comme prévu. Tu es entré dans ma vie de façon sournoise, l’année de mes 20 ans. On m’avait vaguement préparée à ton arrivée, mais je ne pensais pas vivre avec toi aussi tôt. Progressivement, tu as pris tes quartiers. Quand la mort s’est imposée à moi, quand mon espoir d’être plus forte que la maladie que deux fois nous avions déjà repoussée s’est brisé, j’ai commencé à sentir ta présence. Déjà, tu calmais ma colère. Pourtant, cette injustice se trouvait décuplée par un virus qui m’arrachait au réconfort de mes proches. À l’âge où l’on attend tout de la vie, mes espérances ont été broyées.

Je sens bien que tu essayes d’apaiser la violence de la mort qui m’a arrachée à l’amour de ma mère. De façon tendre ou cruelle, tu me projettes dans une profonde mélancolie. Je me sens lasse. Lasse de me retourner dans la rue pensant croiser ma mère, lasse de prétendre que « ça va », alors que rien ne va plus. Mes émotions sont tantôt décuplées, tantôt atrophiées. Je ne parviens plus à trouver du sens dans mon quotidien. Je me demande à quoi bon obtenir mon diplôme si celle qui m’a tant soutenue ne peut me féliciter ? Il m’arrive encore de vouloir composer son numéro pour lui raconter qu’ici, les cerisiers sont en fleurs. Pour lui dire à quel point ils sont beaux, puis d’avoir un haut-le-cœur en me rappelant que non, je ne lui dirais rien de tout cela. Il y a des jours où, sans prévenir, la douleur me transperce. Je m’endors alors au milieu de mes larmes, perdue dans ma solitude. Ses amis me disent à quel point je lui ressemble, à quel point elle serait fière de moi. Ils ne savent pas à quel point cela provoque en moi un sentiment amer.

Je ne peux te considérer comme un ami. La mort m’a rompue. Aujourd’hui, tu es encore trop lié à elle pour que nous soyons amis. Comprends que ma vie a volé en éclat. Depuis, je passe mon temps à me couper pour tenter de rassembler mes morceaux. Je n’ai plus de chez-moi. Un voile translucide s’est déposé sur ma vie. Je suis là, sans jamais être complètement présente. Des mots comme « partie » sont ternis à jamais. Je déteste la violence des euphémismes. Les morts ne sont pas « partis » : les morts sont morts.

Tu m’amènes dans des directions improbables et tu me dévoiles des facettes de ma personnalité que je ne soupçonnais pas. Puisque je ne peux plus me voir à travers les yeux de ma mère, j’apprends à me faire confiance. Je deviens quelqu’un d’assuré et de déterminé. Tu me forces à croire en moi pour me convaincre qu’un jour ça ira mieux. Moi qui ai toujours été insouciante, tu m’as rendue grave. Je sais maintenant quelque chose que la plupart des gens de mon âge ne sont pas près de connaître. Tu m’apprends des choses que je n’aurais jamais sues sans toi. Mais je ne vais pas te remercier pour cela, car tout ce que tu m’apportes c’est ce que ma mère aurait dû avoir le temps de m’apprendre.

Je te préfère à la souffrance de ma mère. Je te fais confiance pour m’emmener au plus profond de la faille qui s’est ouverte en moi. Je sais que je souffrirai encore longtemps. Je suis prête à affronter toutes les étapes que tu me réserves. Il faut que je te fasse une place, car tu fais partie de moi. Mais, reconnais que tu n’es pas facile à suivre. Tu aimes me faire aller et venir entre le déni, la colère et la dépression. Tu ne suis pas le programme à la lettre, mais je sens le temps faire son travail.

Progressivement, grâce à toi, j’accepte la mort. Progressivement j’essaye d’arrêter de survivre, pour vivre à nouveau. Malgré les jours d’abattement, malgré ma colère face à tant d’injustice, je continuerai à composer avec. Malgré la violence des confinements, je redouble d’inventivité pour exprimer mon besoin de vie dans un monde mis à l’arrêt à cause d’un virus. Je me crée de nouveaux refuges, loin, dans un monde rêvé. Je t’écris, je te donne un corps, puis j’écris à ma mère tout ce que je ne peux dire de vive voix. J’apprends à demander de l’aide lorsque j’en ressens le besoin. Je m’évade dans de longues marches en nature, parfois seule, souvent en bonne compagnie. Sur mon sentier j’ai fait des rencontres qui m’aident chaque jour à t’accepter entièrement, je les en remercie sincèrement. Ce sont des bouffés d’air précieuses.

Certains jours, j’ai le sentiment de réussir à nous synchroniser. Je commence à comprendre que tu n’es pas un ennemi à semer. Au contraire, tu sembles vouloir m’aider, tu es à mes côtés, quand personne d’autre n’est là. Tu me montres que j’ai encore la force d’exprimer mon besoin de vivre. Un jour, je serai capable de te remercier.

J’accepte que la violence que je vis soit à la hauteur de la personne que j’ai perdue. Pour elle, pour ses promesses, pour mes promesses, je continuerai de t’accepter au mieux pour pouvoir avancer dans ma reconstruction. Jamais je ne cesserai d’aimer, jamais je n’oublierai.

Inès, 21 ans, Grenoble

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