Lettres pour dire le monde

Ma « p’tite poule »,

Tu es partie trop vite, trop tôt. Pour moi ça a été douloureux. Mais je me console en pensant aux quelques mois qu’on a passés ensemble. Ces quelques mois où j’espère t’avoir apporté une vie un peu meilleure que celle de la plupart de tes congénères.

Pour tout te dire, tu as d’abord existé sur le papier, sur une liste. Une liste que j’ai commencé à dresser il y a deux ans et qui représente pour moi un acte fort d’engagement pour la planète et son avenir… Si tant est qu’on lui laisse en avoir un. Évidemment, tu n’étais pas en haut de la liste. Il fallait d’abord revoir pas mal de choses dans notre quotidien, ma famille et moi : notre consommation de produits suremballés, cultivés en agriculture intensive et venant de l’autre bout du monde… Aux côtés de mes parents, ouverts mais novices, je suis devenu un véritable porte-étendard du changement : fabriquer avant d’acheter, acheter en agriculture raisonnée, de proximité, d’occasion, en vrac… Et je me souviens encore des longues soirées de de recherches et de discussions, avec un papa très réticent, pour démontrer l’importance et la simplicité du fameux compost de jardin.

Et puis, alors que tu étais déjà bien présente dans mon esprit mais loin de celui de mes parents – « ça demande trop d’entretien », « j’en ai trop peur ! » -, la magie du 1er confinement 2020 a opéré. Ta présence à nos côtés était désormais envisageable, à une condition : “que tu t’occupes de tout !”.

Avec mon frère Jojo, il ne nous a pas fallu longtemps pour nous retrouver dans la longue file d’attente devant le magasin de bricolage. Nous n’étions visiblement pas les seuls à vouloir profiter du confinement pour bâtir de nouveaux projets. Planches de bois, poteaux, grillage… Bizarrement, une fois tout ce matériel à la maison, je n’ai plus eu à devoir m’occuper seul de tout : c’était devenu un projet familial ! Une aventure que nous prenions plaisir à vivre ensemble. Avant même ton arrivée, tu as su créer du lien chez nous. Alors imagine quand tu as pris tes quartiers !

On t’a choisie, toi et une copine, parmi des centaines. À votre arrivée à la maison, nous nous sommes mutuellement apprivoisés. Ça a pris son temps. Au début, vous vouliez sans cesse explorer au-delà du poulailler. Nous, on n’était pas encore prêts, on tâtonnait… C’était tout nouveau. On doutait… Il fallait vous observer de près pour vous comprendre, vous nourrir à la bonne fréquence, vous installer votre mangeoire et votre abreuvoir. Finalement, vous avez pondu vos premiers œufs, petits et mous, mais tout à fait mangeables et surtout ultra-locaux.

Pendant plus de 3 mois, on vous a vu explorer tous les recoins de votre parcelle, retourner la terre pour déterrer les vers dont vous raffoliez, accourir quand on venait vous parler et fuir quand on voulait vous porter et vous caresser. On avait réussi à vous offrir une vie paisible, à hauteur de vos besoins et de nos idéaux d’écolos presque parfaits.

Mais un 22 octobre, tout s’est arrêté. Tu as commencé par ne plus pondre, tu t’es mise à boiter, à ne plus manger. Je sentais que quelque chose ne tournait pas rond, mais mes parents, eux, n’étaient pas inquiets… Je ne t’avais pas donné de nom, mais je te connaissais bien. Le vétérinaire a fini par venir mais ses médicaments n’ont rien pu pour toi.

En 2018, tu étais pour moi une idée, une envie, une folie. Tu es entrée dans ma vie en 2020 comme une victoire, une espérance, une nouvelle manière de manger. Tu m’as appris beaucoup. Puis, tu es partie, comme pour me donner une dernière leçon : celle de la vie.

Je ne t’oublierai pas, promis.

Aurélien, 16 ans, région parisienne.

Mon école idéale

Bonjour,

Je ne suis jamais allée chez vous, l’école, et comme ça intrigue souvent, je vous écris.

J’ai bientôt 21 ans. Ce choix, ce fut d’abord le choix de mes parents. Mon père, à ma naissance, a réfléchi à toutes les choses qu’un parent doit choisir pour son enfant : quoi manger, où habiter etc. ; l’école en faisait partie. Il s’est demandé pourquoi, un jour, il allait devoir me dire : « à partir de maintenant et pendant les 15 prochaines années, tu vas complètement changer ton rythme de vie, aller dans un endroit que tu n’as pas choisi et y rester 8h par jour ». En pensant à ça, il s’est dit qu’il devait trouver une raison valable pour m’y envoyer, il voulait que j’apprenne par plaisir, et jusqu’à ce jour… il ne l’a pas trouvée et il a convaincu ma mère.

Au fur et à mesure, j’ai compris pourquoi mes parents avait fait ce choix et c’est devenu le mien. J’ai réalisé que tout le monde apprend, naturellement, partout, tout le temps et que forcer cet apprentissage, imposer les sujets et le rythme n’avait pas de sens et pouvait même avoir un effet néfaste.

Mes journées n’étaient jamais identiques. Ma mère a créé un groupe de rencontres pour les enfants non scolarisés en région parisienne. Ces sorties, on y allait deux ou trois fois par semaine. On se retrouvait dans des parcs et des musées. On participait à des cours de cirque, de danse, de dessin, de musique ou de chant. On a toujours été très entourés, et grâce à ce réseau, j’ai côtoyé des personnes de tous les âges. C’était important aussi pour les parents de se rencontrer et de se soutenir. Car ce n’est pas toujours facile d’assumer ce choix face aux personnes qui ne comprennent pas, les voisins, les amis, la famille, les collègues, c’est un choix qui suscite beaucoup de jugements et d’incompréhension.

Le reste du temps on restait à la maison pour jouer, dessiner, regarder des films ou séries, lire et découvrir tout ce qui pouvait nous intéresser. J’avais le temps de me plonger dans tout ce qui pouvait m’intéresser, pendant un jour ou trois mois. Tous nos apprentissages sont venus de nos envies et besoins du moment, accompagnés par notre entourage. Chez nous il n’y avait pas de leçons, pas de matières, on apprenait tout au fil de nos activités et nos interactions.

Au fil des années, lorsque je rencontrais des enfants scolarisés et qu’on commençait à discuter de vous, il y avait quelques minutes de questions, d’explications, limite de tests. « Mais alors comment tu as appris à compter ? Tu sais où est ce pays ? » Mais au final, on passait vite à autre chose et j’ai toujours pu m’intégrer facilement à d’autres groupes, avec d’autres enfants.

Vous l’avez peut-être entendu, en ce moment beaucoup de parents sont en train de se mobiliser pour maintenir ce droit que nous avons tous aujourd’hui de pouvoir apprendre où l’on veut, à notre rythme et à notre propre initiative, sans vous.
Car vous ne convenez pas à beaucoup de monde. Il y a des enfants harcelés, jugés, qui perdent leur goût d’apprendre, leur curiosité, leur confiance, ou qui n’ont tout simplement pas envie de passer toutes leurs journées à rester assis chez vous.

Je suis très contente que mes parents aient pu nous offrir ce type d’éducation. Ça m’a permis d’avoir du temps pour me découvrir, me laisser explorer ce que je voulais sans qu’on me dirige, sans être forcée, sans pression.

Il y a deux ans, j’ai eu mon bac littéraire en candidat libre. J’ai voulu le passer pour l’expérience, vu que je n’avais jamais vécu d’examen avant. Je l’ai raté une première fois mais ça m’a permis de savoir ce qu’il fallait améliorer. Pour l’instant, il ne m’est pas utile mais qui sait, peut-être un jour ?

Aujourd’hui, je fais du montage vidéo et de la photo en autodidacte. C’est le métier que j’envisage, surtout le montage vidéo, domaine où je trouverai plus facilement du travail.

Je participe à plein de projets différents, pour moi ou pour d’autres. Dans la continuité de ce que j’ai vécu ces vingt dernières années, je me laisse la possibilité d’explorer, d’expérimenter et de me confronter à ce que le monde peut me proposer et ce que je peux lui offrir en retour.

Auriane, 20 ans, Paris

Lettres pour dire le monde

Vous n’aimez peut-être pas qu’on vous appelle comme ça. Vous avez trop l’habitude d’être la norme et nous, nous sommes les autochtones, c’est à dire les autres, les différents de vous.

CONTEXTE : Cette lettre a été écrite suite au décès d’une jeune femme autochtone québécoise, Joyce Echaquan, décédée l’hôpital sous les insultes racistes de ses infirmières, d’une surdose de morphine, alors qu’elle leur disait y être allergique. Cet événement a soulevé une grande remise en question au Canada et un débat sur le racisme systémique envers les autochtones.

 Je la connais l’image que vous avez de nous. Vous croyez nous connaître. Vous vous dites que nous ne payons pas les taxes, que nous sommes tous sur la consommation d’alcool et de drogues, qu’on est tous des voleurs et quêteux. Dans les centres commerciaux, certains nous dévisagent par peur de se faire voler dans les boutiques. Lorsqu’on veut louer un appartement, certains propriétaires refusent, en disant qu’ils ont eu de mauvaises expériences avec “vous autres”. Pourtant, si vous en appreniez davantage sur notre culture, vous vous apercevriez que nous avons un grand respect pour tout ce qui nous entoure. Je vais vous dire ce que c’est être un autochtone.

 Nous sommes 11 nations, aussi différentes que vos nations. Pour vous, on est tous pareils, mais les différences entre nos peuples sont comme celles que vous avez entre vos pays. Nous les Innus, sommes un peuple qui adore rire et parler ! J’ai côtoyé les Atikamekw ; ils sont plus réservés mais accueillants et extraordinaires. Moi, ils m’ont accueillie comme si j’étais une des leurs. Ce que je trouve le plus beau chez les Atikamekw, c’est qu’ils ont conservé leur langue maternelle, tandis que chez moi, les plus jeunes ne la parlent presque plus.

 Nous sommes aujourd’hui sédentaires, vivant dans des maisons chauffées et éclairées comme les vôtres. Vous croyez qu’on est en dehors de votre monde ? Ben non, on a aussi des téléphones, Internet et les réseaux sociaux. Ils nous aident aussi à tisser des liens avec d’autres communautés. Et pourtant on sait aussi vivre en forêt.

 Être autochtone, c’est avoir vu les terres sur lesquelles on vivait déboisées, , c’est être reconnaissant envers l’animal qu’on tue pour se nourrir, c’est écouter les histoires des aînés car nous vivons encore avec nos grands-parents et même nos arrière-grands-parents. C’est respecter la terre Mère, Tshekauinu Assi en innu, ma langue. Kikawino aski en atikamekw. 

Être autochtone, c’est avoir les plus hauts taux de suicide de dépendance aux drogues et de maladies cardiovasculaires du pays.  Mais c’est savoir utiliser la spiritualité et le retour à la culture dans le processus de guérison.

Être autochtone, c’est être les enfants et petits-enfants de gens qui ont été amenés de force dans les pensionnats où ils n’avaient plus le droit de parler leurs langues, de pratiquer leurs religions, sous peine de recevoir des coups. 

Mes arrière-grands-parents et ma grand-mère ont été aux pensionnats. Ils ont été agressés physiquement mais aussi sexuellement. Ma grand-mère a noyé tout son mal de vivre dans l’alcool et la drogue. Elle a été prise en main, mais les séquelles sont restées. Chaque année, on monte en forêt avec elle et mon grand-père pendant deux ou trois semaines. On chasse, on trappe pendant plusieurs jours. Ils nous racontent des histoires, notre histoire.  

Dans les réserves, les enfants peuvent jouer dehors car nous sommes tous attentifs les uns aux autres. On partage aussi beaucoup, on s’échange de la nourriture, des électroménagers ou bien des vêtements. 

Les gens haut placés ne veulent pas reconnaître que le racisme systémique existe au Québec. On dit “racisme systémique” car il est propre aux institutions et c’est ça le débat. La tragédie de Joyce Echaquan en est la preuve. Cette femme Atikamekw de Manawan, mère de sept enfants, a été admise à l’hôpital pour des maux de ventre. Elle est décédée d’une surdose de morphine alors qu’elle ne cessait de dire aux infirmières de ne pas lui en donner car elle était cardiaque. Elle a fait un direct sur Facebook où on l’a entendu crier et les deux infirmières lui lancer des propos racistes.

C’était le soir de la fête de mon frère. Après souper on était à la cuisine. Puis il m’a dit en regardant son téléphone : 

“Mathil, tu parles l’atikamekw, non? Tu peux traduire ce que la dame dit ?” 

J’étais à peine capable de regarder la vidéo. Quand j’ai vu ça, j’ai ressenti beaucoup de colère. 

C’est comme si on nous mettait à genoux, encore une fois. 

Le lendemain soir, on a marché pour se rendre aux parkings d’un centre d’achat. On a allumé des lanternes. Il y a eu des chants, des danses de guérison et des prières. On était près de mille personnes, allochtones et autochtones. 

Cela fait depuis les années 90 qu’on parle de la réconciliation avec les autochtones. Et ben, nous attendons encore. Il y aurait tant de choses à faire. Nous pourrions faire des échanges culturels, se comprendre et collaborer. Moi j’essaie de faire mon bout de chemin. Cet hiver, je suis allée dans une école secondaire à Trois-Rivières pour faire une présentation auprès de gens qui ont entre 14 et 17 ans, afin de déconstruire les préjugés sur les Amérindiens.  

J’ai d’ailleurs demandé à rencontrer le maire de Sept-Îles pour réaliser des activités pour les allochtones et autochtones : organiser des jeux sportifs par exemple et commencer une partie de volley-ball, juste pour le plaisir. Pour moi, se réconcilier c’est un grand mot qu’on peut accomplir par des petits gestes.  

Nous devons travailler à bâtir une nouvelle relation pour créer un avenir meilleur. Voilà ce que je souhaite pour le Québec et pour nous autres. Car nous aimerions nous aussi nous promener en ville sans avoir peur. Parce qu’au fond, on est tous humains. Enfin, lorsque nous parviendrons à la réconciliation, le Québec sera plus juste et plus fort. 

Nous autres à l’école, on apprend votre histoire. Ce serait bien que vous commenciez à connaître notre vraie histoire, non ? 

Mathilda, 17 ans, Maliotenam (Québec, Canada)

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© 📸 Nicholas Lachance http://nicklachance.com @lachancephoto via @unsplash

Cette photo ne représente pas l’auteur de cette lettre.

Mon école idéale

Cher latin,

Si vales, bene est, ego valeo.
Si tu te portes bien, tant mieux, moi je vais bien.

Tu dois être étonné que je t’écrive. Tu as tellement l’habitude d’être appelé « langue morte » ! Avec le grec ancien, ton meilleur ennemi, tu dois souvent te sentir oublié, délaissé.

Pourtant, dès notre première rencontre au collège, ça a été un coup de foudre. Tu as su répondre à l’une de mes interrogations de petite fille – pourquoi diable mettre un « p » à « loup » ? Et la magie a opéré, j’ai compris que les mots cachaient une histoire, un mystère, je voulais tout savoir. La mythologie, les empereurs, pourquoi pas… C’était intéressant, mais ça restait du folklore. Ce que je voulais, c’était de la langue. Toi. Comprendre qui tu étais, comment tu fonctionnais, pouvoir communiquer avec toi.

T’espérer

Et puis la déception. Une mauvaise prof, une classe chahuteuse. Pas le temps d’apprendre les déclinaisons. Il fallait regarder des films et partir en Italie. Et moi je restais là, séparée de toi par une paroi de verre, attendant de pouvoir enfin te rencontrer vraiment. Je ne savais pas comment t’atteindre. Je n’avais pas de grammaire, pas de dictionnaire, et surtout, personne pour me montrer comment parvenir jusqu’à toi. J’attendais au premier rang, me contentant de ce petit mot écrit au tableau : hodie – aujourd’hui. Ce mot, c’était tout et rien à la fois. Rien, parce qu’il donnait une légitimité à la prof : elle nous avait appris quelque chose, elle avait donc fait son travail. On pouvait passer à autre chose. Tout, parce que c’était toi.

Au lycée, j’ai cru que je pourrais t’approcher de plus près. J’ai vite déchanté. L’oral ? Pas pour moi ! La professeure ne cessait de répéter que c’était facile, qu’il suffisait d’apprendre par cœur. C’était comme ça que l’épreuve était conçue. On devait préparer un corpus de textes courts puis recracher leur traduction et un petit commentaire. Il y avait si peu d’élèves qui choisissaient cette option, il n’aurait surtout pas fallu leur demander trop d’efforts ! Et toi là-dedans, où étais-tu ? Tu étais comme un fantôme, une ombre. Je me trouvais face à ton image, ton apparence, mais ce n’était pas vraiment toi. En cachette, pendant les cours d’allemand, j’apprenais mes déclinaisons. Je ne savais pas à quoi elles servaient, seulement qu’elles étaient la clef. Un premier pas vers toi. Non, les cours d’étymologie ne me satisfaisaient pas. Ils t’asservissaient au français en te cherchant une utilité, une légitimité. Moi, je cherchais désormais un latin affranchi, un latin qui n’aurait pas à se justifier. C’est toi que je voulais, pur, libre et beau. Et en cherchant à te libérer, c’était peut-être à ma propre liberté que j’aspirais. J’étais euphorique, je transgressais les règles pour toi, en faisant confiance à mon intuition. Un jour, nous nous rencontrerions !

Te choisir

Et puis zut, arrivée en terminale, ça ne me suffisait plus. Non, vraiment, je ne passerais pas l’oral. J’avais trouvé une confidente ; une professeure prête à me préparer à l’écrit, c’est-à-dire à accompagner la débutante que j’étais dans la traduction d’une œuvre complète en seulement un an. J’étais seule dans cette option, et tous les jours, nous nous retrouvions en tête à tête au CDI, toi et moi. Tant pis pour les devoirs, j’avais toute la nuit pour y penser ! Je découvrais tes sonorités, ta logique et tes ablatifs absolus. Et Cicéron. Et Sénèque.

C’est à cette époque que j’ai réellement compris qu’on me ferait payer ce choix. Dans ma famille, d’abord. Le jour où j’ai dit à mon père que je voulais faire L, nous avons eu une longue conversation. Il est taciturne, mon père. Il parle quand il le faut, pas davantage. Pourquoi ne veux-tu pas faire S ? Tu es bonne en maths, en physique, en SVT, tu devrais faire S ! Ça ne m’intéresse pas. Je n’y trouve rien d’inspirant, je suis à la recherche de la beauté et je n’en vois pas dans les sciences. Mon père m’a alors fait une démonstration mathématique complexe pour me prouver qu’il y avait bien de la beauté dans les maths. C’est vrai. Je ne dis pas le contraire. Mais je crois que chacun doit pouvoir être libre de chercher la beauté qui lui correspond. En fait, je lui ai menti ce jour-là. J’ai défendu la beauté de la littérature, alors que c’était à la tienne que je pensais. Ta beauté qui résulte notamment de ta logique. Mais ça, il faut te connaître pour s’en apercevoir. Pour comprendre que ton corps est littéraire, mais que ton âme est mathématique. J’aurais aimé que ma famille l’accepte. Ils l’ont fait, d’une certaine façon, en me laissant changer d’option et préparer l’écrit. En contre-partie, j’ai consenti à en parler le moins possible. Pardon, tu n’étais pas assez scientifique.

Au lycée, ce n’était pas facile non plus. L’administration avait gardé exactement les mêmes classes qu’en première, à une exception près. Moi. Entourée d’inconnus, dans une option qui ne me permettait aucune rencontre, j’étais bien seule. J’étais l’intello, la fille bizarre. Celle qu’on tolérait si elle ne parlait pas trop de son option. Tu ne les intéressais pas. Ou plutôt, ils ne se demandaient pas si tu pourrais les intéresser. Heureusement, la plupart des professeurs étaient bienveillants. J’étais celle qui réussirait. Celle à qui le documentaliste prêtait un dictionnaire pour toute l’après-midi sans enregistrer son nom. Celle qu’on pouvait laisser trois heures seule dans une classe en sachant qu’elle passerait tout ce temps à travailler. De petites entorses au règlement. Mais d’immenses marques de confiance.

Quand j’ai eu mon bac, on m’a félicitée. Ils n’avaient rien compris : le bac, je m’en moquais. En un an, j’avais traduit Phèdre en intégralité. 1280 vers. Rien ne m’avait jamais rendu aussi fière.

Te quitter ?

En prépa, nouveau contre-temps. Une mauvaise prof. Une classe avec de nombreux débutants. Cette fois, je lisais Cicéron sous ma table. La prof n’était pas dupe, mais comme je répondais du tac au tac quand elle m’interrogeait sur ses exercices trop faciles, elle ne disait rien. J’ai cependant découvert le thème. Traduire du français au latin, quel jeu magnifique ! Je t’empruntais un mot et je le modelais pour qu’il s’emboîte parfaitement dans le reste de la phrase. A 18 ans, avec toi, je jouais aux Lego ! J’avais plus d’amis aussi. Des élèves de ma classe et même des scientifiques qui acceptaient que je leur parle de toi. Ils devaient me trouver un peu bizarre, mais en prépa, les bonnes notes justifient tout. Et dans ce domaine, je faisais partie des privilégiés. Pourtant, en deuxième année, je bouillais. La professeure était excellente, mais elle m’interrogeait peu, de peur de m’en demander trop. Je délaissais mes fiches de vocabulaire pour me plonger à nouveau dans les textes. J’ai découvert Sénèque. Non plus le Sénèque de Phèdre, mais celui des Lettres à Lucilius, le philosophe. Disce gaudere – apprends à te réjouir. Quelle force dans ces deux mots, quelle justesse ! Oui, c’était difficile la prépa, mais mon bonheur ne dépendait que de moi ! Dédaigne la Fortune, fais l’apprentissage de la joie, réjouis-toi de toi-même et de la meilleure part de toi !

Le concours… La rupture. J’ai compris que la sagesse était un long chemin. Et que je n’étais pas prête à affronter les coups de la Fortune, la violence d’un jury. Je t’ai rendu responsable, je t’ai rejeté. Nous étions obligés de continuer à nous fréquenter, mais j’éclatais en sanglots dès que j’étais face à toi. Je n’ai plus lu Sénèque. Je ne me suis plus battue. Le silence dans ma tête. Je n’en pouvais plus.

Te retrouver

Latin, aujourd’hui j’apprends à te retrouver. Pardonne-moi mes erreurs, pardonne-moi tout ce que j’ai pu oublier depuis ma deuxième année de prépa. Je cherche des moyens détournés de parvenir à toi. On n’oublie jamais son premier amour. J’ai découvert le plaisir d’enseigner, de transmettre. Une étudiante de ma promo a bien voulu laisser de côté ses préjugés et te rencontrer. Je lui sers d’intermédiaire, sans lui avouer que je me sers aussi d’elle comme d’une intermédiaire. Quel bonheur de voir ses yeux s’illuminer en apprenant que « ex aequo » vient du latin ! En tant que médiéviste, elle voit une utilité à cet apprentissage. Mais je crois aussi qu’elle commence à comprendre que tu ne te résumes pas à ça. Que tu n’as besoin ni du français, ni de l’histoire. Que tu te suffis à toi-même.

Alors, s’il faut apprendre le grec ancien, s’il faut supporter l’incompréhension de ma famille et de mes amis, s’il faut devenir prof en sachant que je risque surtout d’enseigner le français… je le ferai.

Je me suis déjà longtemps battue. Je continuerai à me battre. Jusqu’à l’agrégation peut-être. Je te ferai connaître, revivre.

Je t’aime – Te amo.

Laetitia, Sud-Ouest de la France, 22 ans

© 📸 Ben White via @unsplash

Lettres pour dire le monde

Toi,
ma prison,
mon coup de règle sur les doigts,
ma claque sur le visage à chaque matin,
mon gouffre.

Elle,
ma source, mon existence, ma conscience,
mon cœur, mon âme, ma vie,
ma peau, mes os et mon sang.

J’ai toujours trouvé ça bien étrange de devoir marier les mots Musique et Industrie. Selon le Larousse, tu es l’ensemble des activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en œuvre de matières premières. Ouf. Économie, production, biens matériels, matières premières… et l’art, dans tout ça? L’art de la musique, son raffinement, son évolution, et surtout, ses bienfaits chez les êtres humains, on trouve ça où là-dedans ? Qu’est-ce qu’il reste de l’art quand il devient une industrie ?

La musique nous guérit et nous libère. Elle nous amène là où nous ne pourrions jamais nous rendre. Elle règne dans le mystère des sons, et ce n’est qu’en se dévouant à son mystère avec respect qu’on peut la comprendre. J’existe grâce à elle, et en quelque part, elle existe un peu mieux grâce à moi, et à toutes les créatrices et créateurs de musique. Mais toi, tu la stérilises et tu en fais un simple produit.

La musique, mon choix et mon destin

Les musiciens qui m’ont élevée m’ont inculqué les fondements de la musique dès l’âge de 5 ans. À 8 ans, j’avais mes premières expériences d’enregistrement en studio et à 11 ans, mes débuts sur scène. À 14 ans, j’avais déjà pris la décision de devenir une rockstar, et je n’avais qu’une hâte : sortir du milieu scolaire pour me faire une place. Je l’ai enfin quitté pour de bon à 20 ans pour vivre ma passion pour vrai.

A-t-on un destin ? Quand je regarde mes choix de vie et mon chemin, je me demande bien souvent si j’ai vraiment choisi la Musique… ou si c’est elle qui m’a choisie. Je crois l’avoir choisie de façon consciente, mais en même temps, elle est la seule chose que je sais faire qui fait du sens pour moi, la seule chose que je comprends réellement. Elle m’a fait comprendre ce que c’est, d’aimer pour vrai. Toutes les fois où mes peines d’amour m’ont fait sentir comme si on m’avait catapultée du haut d’une falaise, c’est la musique qui m’a permis de rapiécer les mille morceaux que j’étais devenue. Nouvelles œuvres composées en rafale ou album de Tori Amos écouté en boucle aussi longtemps qu’il le fallait… c’est la Musique, et la Musique seule, qui m’a toujours sortie du gouffre.

Je n’ai pas choisi ce que je ressens pour Elle, mais je me devais de tout faire pour lui remettre tout l’amour qu’Elle donne. J’ai choisi de lui dévouer ma vie. Mais ce que je n’ai pas choisi, c’est comment toi, Industrie, tu allais me rendre la vie impossible.

Produire plutôt que créer

Une partie de ce que nous sommes, nous les artistes, t’échappera toujours. Nous œuvrons avec un pied dans l’éther et un pied sur la Terre. Nous traduisons l’expérience de la vie humaine en récits sonores. Nos émotions sont des rythmes, des accords et des vibrations. Nous ne sommes pas des machines de production constante et massive.

Pour maîtriser notre art et le faire mûrir, nous devons nous y donner à chaque instant. Jusque dans les années 90, il était encore possible, avec des paroles profondes et des approches sonores différentes du standard pop, de se faire une place. Le public alors voulait bien que la musique le fasse réfléchir, s’éveiller et grandir.

Le 21e siècle t’a vu homogénéiser la musique, établissant le pop comme unique standard. Les opportunités de faire sa place avec de la musique alternative sont devenues excessivement rares. Combien de fois ai-je eu ce type de discussion avec les gens de chez toi : “Pour faire de l’argent avec ta musique, Alexandra, et trouver des opportunités, tu dois faire un produit qui pourra être consommé le plus facilement et rapidement possible. Tu dois faire un produit commercial. Ton approche est trop artistique!”

Face à une telle fermeture d’esprit, les créatrices et créateurs de musique comme moi prennent donc la route indépendante – et au 21e siècle, choisir la route indépendante, ça signifie devenir femmes et hommes d’affaires. Résultat : nous passons désormais presque tout notre temps derrière nos écrans à vaquer au trop-plein de tâches qui composent la réalité des artistes indépendants d’aujourd’hui.

Médias sociaux, marketing, promotion, networking.
Se booker, contacter les médias.
Faire des événements, trouver des espaces.
Organisation, promotion, gestion d’événements et de spectacles.
Gestion de personnel, gestion budgétaire, gestion de communautés.
Création, développement et maintien de sites web, de contenu web et de communautés web.

Et là-dedans, il faut bien sûr trouver un moyen de créer, pratiquer, jouer et enregistrer de la nouvelle musique. Sans oublier de vivre nos vies. La création prend donc inévitablement une place secondaire, voire tertiaire. Ce n’est plus un choix, ça devient un deuil à faire tous les jours.

Avoir une job pour faire son métier

Nuit après nuit, heure après heure, devant l’écran. Plus d’énergie, plus rien pour retourner à l’instrument pour créer, encore moins pour le plaisir. Que des pixels, que du marketing, que de la promotion. Petit à petit, on se voit déconnectés de notre art.

Tu vas me dire que c’est une opportunité de développer de nouvelles habiletés. Oui, mais non… parce que cela nous épuise et nous vide. On perd notre vision. Et ça n’est pas notre métier ! Si j’avais voulu être conseillère marketing, développeuse de site web, organisatrice d’événements ou gestionnaire de communications quelconque, j’aurais pris ce chemin. Mais non : j’ai longtemps orienté mes études vers la musique, et choisi ensuite d’arrêter pour entrer entièrement dans mon univers créatif. J’ai choisi de créer le meilleur art possible, afin de contribuer au bien-être des êtres humains. Ma route, c’est celle de la Musique, m’étais-je dit. Je rencontrerai bien des gens pour qui la gestion, l’organisation et le marketing, est une passion. Et ensemble, nous formerons des équipes solides où chacun brillera de ses propres forces.

Mais pour réussir à bâtir une telle équipe, on doit en avoir l’opportunité. Et qu’en as-tu fait, des opportunités, au cours des 20 dernières années? Tu as décidé de les transformer en source de revenus. Bravo pour toi ! Tant pis pour les artistes! Le profit avant l’humain, évidemment!

Résultat : on doit se les payer, nos opportunités.
Payer pour organiser des spectacles, payer pour participer à des spectacles.
Payer pour se promouvoir, payer pour être visible.
Payer pour avoir une chance, payer pour faire notre place.
Payer, sinon ça ne marchera pas, notre affaire.
Et pour payer tout ça, c’est donc une deuxième job que ça nous prend.

“Tu fais quoi dans la vie ?” Quand je dis “Artiste indépendante”, on me fait systématiquement la remarque : “Ok mais ta vraie job, c’est quoi ?” Ma “vraie job”, c’est elle qui paye mes factures et me permet de produire ma musique, la diffuser, la partager et la présenter. On travaille donc… pour travailler.

Les collègues de la job de jour nous tapent alors sur l’épaule en disant “Tu as de beaux projets!” Des projets, mais pas un vrai métier pour eux autres. Ils n’ont souvent aucune conscience que la culture s’étend au-delà de ce que la télé de leur salon leur diffuse – un résultat bien nocif de ton emprise.

Plus rien à donner

As-tu une idée de ce que nous, artistes indépendants, on obtient, comme profits? Rien, en fait. Absolument rien. Au 21e siècle, il n’est plus possible de gagner de l’argent en vendant sa musique. On en est toujours simplement à espérer récupérer notre investissement et remettre la balance à zéro, au moins pour nous sortir de nos dettes. Si on vend nos chansons en streaming pour 1$, on reçoit 0.07$ . On est bien loin du profit. Nos revenus, c’est par les concerts qu’on les obtient. Mais encore là, quand on est artiste indépendant, les dépenses sont immenses pour donner un spectacle.

Prix d’un keyboard: 600$, au plus abordable
prix d’un micro: 80$ dans les plus cheap, 350$ minimum pour la qualité
prix d’un infographiste pour faire une affiche: 200$
prix des salaires des musiciens du groupe: 75$ x 3 = 225$, et ça, c’est bien parce que ce sont des amis
prix de location de la salle de spectacle: 200$ minimum

Voilà pour les dépenses. Et du côté des revenus, sur la scène indépendante, le prix du billet de spectacle, c’est 5$ comme standard. Pour charger 10$ à l’entrée, y faut offrir un spectacle presque digne du Cirque du Soleil. Et si on ose demander 20$ à l’entrée, c’est non seulement se faire demander pour qui on se prend, mais c’est aussi perdre tout le public qui préfère dépenser le plus d’argent possible en boisson, et le moins d’argent possible pour soutenir et contribuer à l’essor de sa scène locale. On doit jouer gratuitement, “contre de la visibilité”, et peut-être contre une pinte de bière.

Nous sommes des milliers de créatrices et créateurs de musique milléniaux, que tu as propulsés dans les dédales de l’avancement technologique. Et avec elle il faut que tout soit parfait, lisse, propre. Il faut tout donner de nous, constamment, à 200%. Mais pour toujours donner le meilleur de soi, il faut en être capables, et devant l’immensité absurde des tâches qui composent notre vocation, nos réservoirs se retrouvent complètement à sec. On doit produire du contenu gratuit pour gagner et maintenir notre place (blogs, vidéos, etc.) Le principe de base de l’énergie est que lorsqu’on en met dans quelque chose, ça doit nous revenir. Sinon on se vide, et on n’a plus rien à donner.

Alors quand on voit que les opportunités se font de plus en plus rares et coûtent de plus en plus cher, et surtout – surtout – qu’on accumule les burnouts, on se doit de prendre du recul, pour se demander jusqu’où on te laissera nous étouffer. Parce qu’une chose est certaine, peu importe le domaine, il est temps d’arrêter de normaliser l’épuisement professionnel.

Tracer une nouvelle route

Le quotidien des artistes indépendants suit désormais la route d’un train complètement déraillé, et il est grand temps pour nous d’en sortir. Nous devons retrouver une vie saine et une santé mentale équilibrée. C’est notre droit ! Nous devons réclamer notre valeur et nous redonner le droit d’être ce que nous sommes. Nous devons rétablir notre droit d’offrir à nos publics tout ce que notre musique peut leur apporter : libération, amour, apaisement, conscience, sentiment d’appartenance… Car ce n’est pas toi qui apportes ça au public, Industrie. C’est Elle. Toi, tu n’es pas la Musique. Tu n’es pas un art, et l’art de la musique, ce n’est pas un produit. Elle a traversé des millénaires, pas toi. Elle doit être préservée, cultivée, nourrie. Elle doit être aimée, comme elle nous aime.

Une artiste qui choisit de quitter les médias sociaux parce qu’elle est à bout de se battre contre les algorithmes, choisit déjà une autre route. Seule, elle perdra toutes ses opportunités. Mais si tous les artistes le faisaient et mettaient leurs énergies à réinventer leurs communautés et leurs scènes locales, nous pourrions alors, probablement, vivre le changement dont nous avons tant besoin.

Je fais face à ma vie, et je comprends bien peu. Mais je comprends la Musique, et je comprends mon devoir, et ainsi, je comprends mon destin.

Alex Robshaw, Auteure-compositrice-interprète, Montréal.
www.alexrobshaw.com

Lettres pour me raconter

Depuis quelques temps, je ne vois que toi. Nous sommes devenues, sans le vouloir, des colocataires. Pour combien de temps ? Je ne sais pas.

Tu parsèmes mes journées sans plus savoir où te cacher. Tu brilles à travers mon écran, mon téléphone ou même la lueur du soleil dans les recoins de mes volets. Mais dans mon humble appartement de deux pièces aux couleurs plutôt claires, ta présence m’oppresse.

Tu es mon premier spectateur, la première à découvrir toutes les facettes de mon intimité. Tu restes silencieuse, transparente, à me voir faire des choses dont peu de gens sont témoins dans mon entourage – pleurer, rire, danser, dormir, cuisiner.

Quand je rentre dans mes délires, tu m’observes et tu me rappelles vite à l’ordre.
Quand j’essaye de te semer le temps d’aller dormir, que je me laisse envelopper dans la pénombre et que je m’apprête à plonger dans mes rêves, tu m’entoures de ton ombre et tu me souffles un air glacé dans la nuque.

Mes déjeuners se résument à une assiette sur mes genoux, à l’ordinateur allumé sur la série du moment, à la bouilloire remplit d’eau chaude du réveil au coucher. La vaisselle reste toujours propre, peu de vêtements sortent de mon dressing et je n’ai jamais autant rempli mes placards de nourriture.

Tu es devenue à toi toute seule ces journées qui s’enchaînent. Tu étais une infime partie de moi depuis ma naissance et en quelques mois tu es devenue toute ma vie, mon quotidien, en entier.

Où est donc passé le rire aigu de mes copines ? Le tapement des pieds dans les couloirs du métro ? Les verres qui trinquent sur les tables voisines lors de mes nombreuses soirées festives ? Seuls quelques visages apparaissent en facetime. Le reste du temps, c’est la voix des acteurs dans les films qui me fait sentir moins isolée.

Il faut que tu saches que c’est encore nouveau pour moi et très abstrait. On m’a dit que tu faisais partie de moi et ça, depuis longtemps ; que je devais t’accueillir et apprendre à être heureuse avec toi avant d’être heureuse avec d’autres. Mais comment veux-tu que je travaille sur moi si, de toute façon, je n’ai pas le choix ? Comment puis-je t’accepter dans ma vie de tous les jours si je n’ai même pas de vie de tous les jours ?

Alors j’apprends, d’heure en heure, à t’enlacer à mon tour ; avec tendresse, amour et non avec tristesse. Car c’est avec toi que j’ai quitté le chemin d’une vie dynamique et répétitive, que j’avais l’habitude d’accepter, pour des journées plus tranquilles, plus saines, tournées vers l’autre et vers l’instant présent.

Tu as de multiples facettes, de multiples personnalités et chacun te rencontre à sa manière, à un instant de sa vie. Plus particulièrement cette année. Tu es rentrée plus tôt que prévu dans la vie de nombreuses personnes qui n’avaient pas encore les outils pour t’aimer, et tu t’es renforcée dans la vie de ceux que tu avais déjà conquise. Tu as causé de nombreux dégâts, fait souffrir de nombreuses âmes, au point que certaines envisagent de partir pour de bon. Si seulement nous avions appris à te faire confiance plus tôt… à te découvrir sans t’associer à des peurs, à nous laisser une chance de te conquérir avec douceur.

Je décide donc, aujourd’hui, de te comprendre et de t’accepter telle que tu es. Je considère qu’il est urgent d’apprendre à vivre en paix avec toi, et donc avec moi-même, et je nous souhaite qu’il y ait autant d’amour entre nous qu’il peut y en avoir entre deux êtres.

Thaïs, 25 ans, Île De France.

Lettres pour me raconter

Ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Ou plus exactement, je ne t’avais jamais envoyé ce que j’avais couché sur le papier.

Tu es arrivée brusquement dans ma vie, il y a presque 5 ans. Il paraît que tu fais souvent ton apparition entre l’âge de 15 et 25 ans. On t’a donné le nom de décompensation psychotique. Un mot impossible pour décrire quelque chose qui m’a fait sortir du réel. La première fois qu’on m’as parlé de toi, je n’ai pas compris grand chose, car c’était en anglais, dit par le médecin qui me suivait en Turquie. Ensuite médecins et psychiatres me l’ont réeexpliqué en France. Tu cherchais à “rompre mon équilibre psychique avec des épisodes délirants très brusques”. Aujourd’hui j’ai besoin de te raconter ce qu’il s’est passé entre nous, pour me délivrer de toi une bonne fois pour toutes.

Une nouvelle réalité

Tu t’es manifestée dans un petit paradis, aux Cameron Highlands, entourée de plantations de thé, où j’étais en backpacking pour 3 mois en Asie. J’ai ressenti un changement radical en moi, un changement effrayant et magnifique à la fois. Cette sensation qu’une énergie avait pris possession de moi. J’en ai eu des fourmillements dans les moindres recoins de mon corps. Quelque chose en moi comprenait qu’il fallait que je rentre en France, mais c’était déjà trop tard.

Dans la réalité que j’étais la seule à percevoir, le temps passait de manière irrationnelle : le soleil se déplaçait d’est en ouest en l’espace d’un battement de cil, et chaque musique que j’avais l’habitude d’écouter avait été comme remixée par mes mouvements, comme si nous étions connectés. C’est vrai que c’était très étrange, mais c’était aussi génial et j’aurais aimé que tout le monde puisse l’écouter.

Tu me protégeais du monde extérieur, en me disant que j’étais mieux ici. Tu faisais de moi quelque chose d’agité. Je parlais je réfléchissais, comme si j’étais devenue quelqu’un d’autre, certaine que le monde dans lequel j’avais toujours vécu n’était qu’un mirage.

Une voix m’est revenue – bien réelle – que j’écoutais depuis mes 15 ans. Chacune de ses chansons me confirmait qu’on était liés. J’avais l’impression de communiquer avec Lui. En pleine nuit, alors que mes amis dormaient, je me suis enfuie de l’hôtel pour le suivre, sentant mes pas guidés par une force étrangère, pour enfin le rejoindre.

La capture

J’ai chanté tout du long, écouteurs dans les oreilles. J’ai balancé sur le chemin toutes les affaires que j’avais sur moi, une à une. J’ai commencé par mes bijoux, et j’ai fini par mes vêtements et mes chaussures. Tous ces biens matériels ne m’étaient plus d’aucune utilité là où j’allais. Je me suis retrouvée à marcher en maillot de bain au beau milieu des routes de montagnes, jusque dans la forêt.

Rappelle-toi…La peur qu’ont eue mes amis lorsqu’ils se sont réveillés et qu’ils ont vu que je n’étais plus là. Le moment où ils sont partis à ma recherche et m’ont retrouvée couverte de bleus. L’avion dont on m’a fait sortir de force lors de l’escale.Le premier hôpital où on m’a amenée sans même que je m’en rende compte.

Enfermée

Rappelle-toi…
De ma famille, impuissante.De la peur et de la détresse pendant un mois d’enfermement. Des piqûres, des barreaux aux fenêtres, des médicaments. 
Des camisoles de force.De ce froid ambiant, ces murs jaunis par le temps.De cette odeur particulière qu’on ne trouve que dans les hôpitaux.

La terreur lorsqu’on m’enfermait dans cette pièce minuscule, sanglée sur le lit. 
De ma nuque douloureuse, à force d’essayer de regarder par la fenêtre qui se trouvait derrière moi, le seul puits de lumière qui me permettait de ne pas perdre complètement pied.
Les journées passées avachie sur une banquette, amorphe, après chaque piqûre de tranquillisant. 
Et cette idée…

que je ne sortirais plus jamais d’ici.

Sortir de l’enfer

Plus le temps passait, moins tu te manifestais. Au bout de 15 jours, j’avais commencé à retrouver l’appétit. J’étais moins sédatée, et on m’autorisait à sortir de temps en temps dans la cour. Rentrer chez moi redevenait une possibilité.

Mais à mesure que tes forces s’amenuisaient, je me retrouvais seule, seule dans un pays dont je ne comprenais pas la langue, et tu n’étais plus là pour m’apporter refuge.

On est finalement rentrées en France, toujours ensemble. Puis, petit à petit tu t’es complètement détachée de moi. Je m’exprimais par moi-même et plus par l’autrevoix. Et puis le temps s’est remis à s’écouler normalement. Le soleil, la lune et toutes les planètes se sont remises à leur place. Les musiques étaient redevenues comme avant… seulement des musiques. Je pouvais sortir toute seule et aller boire un café avec mes amis. J’ai même retrouvé du travail.

Revivre “normalement”

J’ai toujours eu du mal à parler de toi avec les autres. J’avais honte, peur d’être rejetée et qu’on ne me comprenne pas. Peut-être qu’avant de pouvoir en parler aux autres je devais d’abord en parler à moi-même… c’est-à-dire à toi. Voilà pourquoi je t’écris. 

J’ai réappris à ne plus être à contre-sens. J’ai teint mes pensées noires en rose, j’ai fait en sorte de redevenir conforme à notre société, et il paraît que c’est bien mieux comme ça. Sauf que tu étais une partie de moi… tu m’as fait devenir qui je suis, et j’aurais peut-être préféré que l’on t’accepte comme une part entière de ma personnalité.

Je veux aussi que tu saches que tu n’as pas fait que me faire sentir anormale. Tu m’as aussi offert une autre vision de la vie et de l’univers. Tu m’as fait grandir. Tu m’as ouvert les yeux et tu as éveillé mon esprit. Tu m’as fait faire un voyage vers une dimension que je n’aurais pas pu imaginer. Mais je devais faire un choix. Car tu vas de paire avec les hôpitaux, la solitude, les médicaments, la tristesse, les regrets et tout ça, j’ai décidé de les laisser derrière moi.

Freud dit que «les comportements, même en apparence les plus insensés, ont un sens». Donc tu as un sens, mais lequel? Tu es «une tentative des êtres à trouver des solutions -certes dysfonctionnelles- à des problèmes profondément humains.» Entre la langue des médecins et celle de la spiritualité, je cherche encore à te définir. Accepter ce bout de chemin passé ensemble, c’est tout ce que j’ai pu faire.

Ana, 25 ans, Haute-Savoie

© 📸 Oscar Keys via @unsplash
💻 graphiste visuel @cess.cess.16

Lettres pour me raconter

Parfois, il arrive qu’un événement nous brise complètement. Un événement si violent, qu’il vient bouleverser toute notre vie : nos habitudes, notre façon de voir le monde, notre façon d’être. Si choquant, qu’il nous pousse à nous isoler. Enfin, c’est ce qui m’est arrivé à moi. Après, j’étais complètement perdue au point de même plus savoir qui j’étais.

J’ai dû parcourir un long chemin pour arriver jusqu’ici. J’ai vécu des moments de vide, des envies de disparaître.

Par la suite, j’ai découvert une force de vie en moi. J’ai dû réapprendre à vivre avec les autres, pour enfin sentir l’espoir renaître en moi.

1.  Expérimenter le vide
Quand c’est arrivé, un vide m’a envahie. Un vide qui vous fait ne plus rien ressentir. Ni joie, ni peine, ni douleur, ni colère. Juste un vide, qui efface peu à peu la personne que vous êtes. Je me sentais complètement inexistante, comme si on m’avait supprimée. Je restais la plupart du temps figée, comme si j’étais le fantôme de moi-même. J’avais l’impression de voir les choses en étant en dehors de mon corps. Je faisais des gestes, mais je n’habitais plus ma vie. Je n’étais même plus capable de suivre une conversation ou un cours.

Je me racontais que ça allait passer. Mais à mesure que le temps passait, j’ai compris que non : on ne peut pas changer cela. C’est quelque chose d’irréversible, un peu comme si on gommait un trait de crayon : on ne le voit plus, mais le papier est marqué. J’ai essayé de reprendre une nouvelle page pour tout recommencer. (J’y ai passé des heures.) Mais les larmes montaient et finissaient par tomber sur la feuille qui se déchirait. Alors j’abandonnais.

2. Vouloir disparaître

J’étais devenue invisible. J’ai pourtant essayé de m’ouvrir à cœur ouvert aux autres. Mais lorsque je voulais me confier, que les mots étaient sur mes lèvres, une force les repoussait dans le fond de ma gorge. Je restais seule. Seule avec mon silence. Condamnée deux fois : la première au moment où ça s’est passé, et puis une deuxième fois, à ne pas pouvoir parler. Condamnée à errer comme une âme perdue, entre la terre et le ciel.

J’ai joué avec la mort. J’avais envie de retrouver ce grand-père qui avait été si présent pour moi pendant mon enfance. Envie de revoir mon ami qui, avant moi, avait décidé de se rendre au paradis. Au lieu de ça, ils m’ont rejetée sur terre, sans vie.

3. Sentir en soi la force de vie
C’était vraiment dur d’avoir envie de vivre. Moi je ne voulais tout simplement plus. Mais j’ai dû essayer de reprendre possession de moi. Aujourd’hui, je suis là de nouveau, à me poser des tas de questions : pourquoi suis-je incapable de me concentrer, incapable de prendre la moindre décision ? Pourquoi je ne me sens à ma place nulle part ? Pourquoi je n’arrive pas à vivre pleinement ?Et puis je repense à eux. À ceux qui ont fait de moi cette personne étrangère. Ce sont eux qui m’ont tuée.

 Puis à force d’errer, on finit par rencontrer d’autres personnes aussi brisées que nous. J’ai fini par nouer une belle amitié avec quelqu’un. On se soutient. D’autres personnes m’ont relevée. Elles m’ont fait comprendre que j’étais à ma place sur terre, que je pouvais devenir la personne que je souhaitais, que j’avais le droit d’avoir des rêves, d’avoir des envies, et même le droit d’avoir des peurs. Grâce à elles, j’ai découvert une force bien cachée en moi. Une force si puissante que par moment, elle nous permet de nous faire sentir vivante.

4. Revivre parmi les autres

Pour l’instant, je veux disparaître au milieu des autres. Je passe la plupart de mon temps à regarder les personnes que je croise. J’observe leurs comportements, leurs réactions, leurs façons de s’exprimer. J’analyse tout ce que je vois, que ce soit dans la rue, dans les transports, en cours, dans les magasins ou lors d’un repas. Je les observe pour les imiter. Parce qu’il est plus simple de se fondre dans la masse et de ne pas se faire remarquer quand on se comporte comme tout le monde. J’essaie de recoller les meilleures parties des personnes que je rencontre, un peu comme une greffe afin de me reconstruire une nouvelle personnalité. Plus tard, je retrouverai peut-être ma place parmi les autres.

5. Redonner un sens à sa vie
Je me suis remise à faire des choses que je m’étais interdites : faire les magasins, sortir avec des amis ou même faire une simple balade en forêt. J’ai repris les études qui me plaisent.
Cela m’a pris 4 ans.

Je me réveille le matin en me disant que je suis enfin sur le point de devenir une nouvelle et une bonne personne utile pour beaucoup de personnes. Finie la petite fille discrète, celle qui n’ose pas dire non. Finie l’adolescente qui ne pense qu’à se bousiller la santé en buvant, en fumant n’importe quoi.

Pour la première fois, j’ai l’espoir que ça marche. Cet événement m’a changé, il fait même partie de moi. Il m’a permis de grandir, un peu trop tôt. Cet événement fait pour me détruire m’oblige à profiter de tous les petits moments de la vie.
Avant, je détestais écrire, je pensais ne pas savoir le faire. J’admirais l’écriture, mais ça me ramenait toujours aux écrits scolaires et aux mauvaises notes. Mais vient le moment où on a besoin d’extérioriser des choses, la plupart du temps douloureuses. Notre cerveau bloque, on est incapable de les dire, mais on sent qu’elles poussent pour sortir, sinon on va exploser. J’ai été accompagnée pendant un moment par des éducateurs et psychologues. C’était compliqué pour eux, car je parlais très peu. Ils m’ont donc proposé de passer par l’écriture. Quand je voulais parler de quelque chose en particulier je venais à la séance avec quelque chose d’écrit.

Aujourd’hui j’écris des pages et des pages pour extérioriser tout ce que je ne sais pas verbaliser. Les sentiments, les problèmes, les solutions que j’ai rencontrées, j’ai envie de les partager par l’écriture.

Mais je voudrais aussi en parler oralement, rencontrer des gens, leur permettre de retrouver leur chemin. Je ne veux pas qu’ils ressentent la solitude et le sentiment d’abandon que j’ai pu éprouver. Je voudrais que ça touche un maximum de monde, leur montrer qu’on peut se sortir d’une situation que l’on pense insurmontable. Qu’il faut du temps, mais surtout qu’il faut savoir demander de l’aide. On me dira qu’avant de vouloir aider les autres, il faut s’aider soi-même. Oui, sans doute. Peut-être. Pourtant, c’est cette promesse qui me fait me sentir en vie.

Ce soir, je sais que j’ai avancé. Bien plus que ce que je pensais en commençant cette lettre. Je suis fière d’avoir surmonté tant d’obstacles et d’être arrivée ici. Mais je reste prudente, parce que je sais que le chemin n’est pas fini et qu’il y a encore beaucoup à faire. Il me faudra du temps pour vivre sereinement, pour ne plus avoir peur. Mais ça ira, parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, j’ai envie de vivre.

 Lola, 20 ans, Nord

Relisez la première lettre de Lola : Lettre à mon intimité.

© 📸 @emilianovittoriosi via @unsplash