Lettres pour me raconter

Quand je serai grande, je te quitterai

Très cher métier de mes rêves, 

Oui, je t’appelle très cher, car te rêver me coûte très cher.

Longtemps, je t’ai rêvé, convoité. Il est temps pour moi de te quitter. 

Te souviens-tu de notre rencontre ? Si naïve, si douce, si belle parce que si vraie. Je n’étais qu’une enfant, qui se représentait encore ses parents en héros. Je fantasmais le monde des « plus grands », dans lequel tout me semblait possible. Je m’y projetais en future femme libre et forte.

À l’école, j’écoutais avec attention la parole de notre professeur : « Travaillez bien à l’école pour choisir votre métier quand vous serez grands. » Ces mots sonnaient comme une promesse. J’avais alors 7 ans. C’était simple : si je travaillais fort, j’y arriverais ! 

Je m’accrochais à ta promesse : devenir une adulte pleine d’assurance, assumant ses responsabilités, comblée dans un quotidien où aucune journée ne se ressemblerait. La promesse, contrairement à mes parents, de me réjouir chaque jour de ce que j’avais à accomplir. Je confortais l’idéal méritocratique de notre société.   

Tu toques aux portes des enfants d’ouvriers, tu nourris les fantasmes des classes moyennes. Les métiers auxquels nos parents se sont résignés ont marqué leurs corps abîmés et éteint leurs regards d’anciens rêveurs.

Mes parents semblaient, eux aussi, prêts à défoncer cette porte bétonnée pour moi. Ils voulaient, plus que tout, que leurs enfants accèdent à un rang social élevé, à une vie paisible et confortable et à un métier qui serait une source de joie et de fierté. Il s’agissait d’accomplir de prestigieuses études, pour sortir de la chambre étroite que nous partagions à quatre.

De promesse, tu es devenu une obligation. C’était nous deux ou rien. Parce que, dans notre famille, personne ne t’avait côtoyé de près, nos parents rêvaient pour nous. Grâce à toi leur fille allait devenir une personne “du monde de la culture”, une intellectuelle. Leurs regards reflétaient l’espoir, mais aussi la peur que je ne le suive pas. Ils devenaient une mise en garde contre le risque de finir comme eux. Alors, j’ai pris un aller simple vers la condescendance envers la classe sociale d’où je venais et que je voulais quitter.

J’attendais beaucoup de toi. Tu devais rendre le sourire à mes parents en me sortant de cette prison sociale. Toi, toujours toi. Tu m’étouffais. Tu m’as tenue enfermée, en m’interdisant la légèreté, l’insouciance que j’ai vue chez tant de gens de mon âge, qui, finalement, y arrivent, sans même l’avoir voulu et sans y avoir beaucoup travaillé. 

Parfois j’essayais de t’échapper. En plongeant dans ma passion, dans l’acte même, sans me demander comment je le ferai exister dans le monde, qui le verrait, qui le produirait, qui le distribuerait. Seule devant mon cahier, devant ma ligne que je répétais en faisant les cent pas dans ma chambre, devant le livre où je me reconnaissais, je me sentais à nouveau libre. Mais très vite, tu nous rejoignais. Puisque je voulais vivre de ma passion, plus je l’exerçais et plus je vieillissais, plus il fallait penser à comment en faire un métier. 

Maintenant, je comprends pourquoi ça n’a pas marché entre nous. Ce n’est pas moi qui n’étais pas à la hauteur, c’est toi qui mentais : « Travaille bien pour faire le métier de tes rêves », « Quand on veut, on peut ». Ah oui ? Comme ça alors, seule la motivation suffirait ? Si on échoue, c’est parce qu’on ne l’a pas voulu assez ? Je ne te crois pas. 

Tu n’existes qu’auprès de ceux et celles qui furent bien accompagnés dans leur vie, socialement, intellectuellement et financièrement. Tu ne laisses plus de place à ceux et celles qui ont dû travailler en étudiant, les abandonnés de l’Education Nationale, ceux qui n’ont pas grandi avec les bons adultes. Tu ne rencontreras plus de Charles Chaplin ou d’Albert Camus. Et que serait devenue Edith Piaf, si elle avait eu 20 ans en 2020 ? Tu as bien changé. Notre époque a beau dire tout haut « Avec ton talent et ton travail, tu y arriveras c’est sûr ! » tout bas, elle nous dit plutôt: « Trouve le bon réseau, sois au bon endroit au bon moment ! ».

Ne va surtout pas dire que c’est notre génération qui manque de gens déterminés, de travailleurs acharnés. Notre ère regorge de travailleurs, de rêveurs, d’ambitieux pour eux et pour le monde. Seulement, notre époque est devenue un chantier en pente. Les infortunés sont contraints de lâcher prise. J’admire cependant ceux et celles qui essaient toujours d’escalader. Moi, je ne veux pas couler d’épuisement. 

J’ai essayé, j’ai beaucoup travaillé, pendant des années. Je reste passionnée, mais je n’ai pas grandi dans un milieu cultivé, j’ai dû financer mes études, payer mon loyer, assumer les découverts. La précarité, c’est épuisant. Ça fait vieillir plus vite. Licence en poche, j’ai quand même fait des stages dans le secteur de ma passion, mais en périphérie. Je croyais que je finirais par te rejoindre. Mais de stages mal payés en jobs alimentaires du week-end, je n’avais plus le temps, ni l’énergie, ni l’envie, de me démener pour te retrouver.

Je ne veux pas entasser les déceptions. Oui, j’ai peur d’échouer. Et alors ? Ne me reproche pas de n’avoir pas tout fait pour te garder près de moi. Je suis fatiguée de t’attendre. Je te vois faire le beau sur les réseaux sociaux, installé dans des schémas de réussite aux côtés de l’élite culturelle, les biens accompagnés qui répéteront à qui veut l’entendre (tout le monde ?) que la formule de la réussite, c’est travailler et y croire très fort.

Tu étais l’essentiel pour moi, mais je dois maintenant apprendre à te laisser partir pour te retrouver dans de vrais moments de plaisir, libérée de toute pression.

Tu n’es plus qu’une vague idée au loin que j’ai eu un jour et qui passe parfois me rendre visite en agitant son drapeau de réussite pour les autres. Arrête de me renvoyer tes grimaces. Laisse-moi me réjouir pour eux. Cesse de t’asseoir à côté de moi quand je vais au cinéma.

Chloé – 25 ans – Paris

© 📸 @heftiba.co.uk (Toa Heftiba) via @unsplash

Mon école idéale

Cher latin,

Si vales, bene est, ego valeo.
Si tu te portes bien, tant mieux, moi je vais bien.

Tu dois être étonné que je t’écrive. Tu as tellement l’habitude d’être appelé « langue morte » ! Avec le grec ancien, ton meilleur ennemi, tu dois souvent te sentir oublié, délaissé.

Pourtant, dès notre première rencontre au collège, ça a été un coup de foudre. Tu as su répondre à l’une de mes interrogations de petite fille – pourquoi diable mettre un « p » à « loup » ? Et la magie a opéré, j’ai compris que les mots cachaient une histoire, un mystère, je voulais tout savoir. La mythologie, les empereurs, pourquoi pas… C’était intéressant, mais ça restait du folklore. Ce que je voulais, c’était de la langue. Toi. Comprendre qui tu étais, comment tu fonctionnais, pouvoir communiquer avec toi.

T’espérer

Et puis la déception. Une mauvaise prof, une classe chahuteuse. Pas le temps d’apprendre les déclinaisons. Il fallait regarder des films et partir en Italie. Et moi je restais là, séparée de toi par une paroi de verre, attendant de pouvoir enfin te rencontrer vraiment. Je ne savais pas comment t’atteindre. Je n’avais pas de grammaire, pas de dictionnaire, et surtout, personne pour me montrer comment parvenir jusqu’à toi. J’attendais au premier rang, me contentant de ce petit mot écrit au tableau : hodie – aujourd’hui. Ce mot, c’était tout et rien à la fois. Rien, parce qu’il donnait une légitimité à la prof : elle nous avait appris quelque chose, elle avait donc fait son travail. On pouvait passer à autre chose. Tout, parce que c’était toi.

Au lycée, j’ai cru que je pourrais t’approcher de plus près. J’ai vite déchanté. L’oral ? Pas pour moi ! La professeure ne cessait de répéter que c’était facile, qu’il suffisait d’apprendre par cœur. C’était comme ça que l’épreuve était conçue. On devait préparer un corpus de textes courts puis recracher leur traduction et un petit commentaire. Il y avait si peu d’élèves qui choisissaient cette option, il n’aurait surtout pas fallu leur demander trop d’efforts ! Et toi là-dedans, où étais-tu ? Tu étais comme un fantôme, une ombre. Je me trouvais face à ton image, ton apparence, mais ce n’était pas vraiment toi. En cachette, pendant les cours d’allemand, j’apprenais mes déclinaisons. Je ne savais pas à quoi elles servaient, seulement qu’elles étaient la clef. Un premier pas vers toi. Non, les cours d’étymologie ne me satisfaisaient pas. Ils t’asservissaient au français en te cherchant une utilité, une légitimité. Moi, je cherchais désormais un latin affranchi, un latin qui n’aurait pas à se justifier. C’est toi que je voulais, pur, libre et beau. Et en cherchant à te libérer, c’était peut-être à ma propre liberté que j’aspirais. J’étais euphorique, je transgressais les règles pour toi, en faisant confiance à mon intuition. Un jour, nous nous rencontrerions !

Te choisir

Et puis zut, arrivée en terminale, ça ne me suffisait plus. Non, vraiment, je ne passerais pas l’oral. J’avais trouvé une confidente ; une professeure prête à me préparer à l’écrit, c’est-à-dire à accompagner la débutante que j’étais dans la traduction d’une œuvre complète en seulement un an. J’étais seule dans cette option, et tous les jours, nous nous retrouvions en tête à tête au CDI, toi et moi. Tant pis pour les devoirs, j’avais toute la nuit pour y penser ! Je découvrais tes sonorités, ta logique et tes ablatifs absolus. Et Cicéron. Et Sénèque.

C’est à cette époque que j’ai réellement compris qu’on me ferait payer ce choix. Dans ma famille, d’abord. Le jour où j’ai dit à mon père que je voulais faire L, nous avons eu une longue conversation. Il est taciturne, mon père. Il parle quand il le faut, pas davantage. Pourquoi ne veux-tu pas faire S ? Tu es bonne en maths, en physique, en SVT, tu devrais faire S ! Ça ne m’intéresse pas. Je n’y trouve rien d’inspirant, je suis à la recherche de la beauté et je n’en vois pas dans les sciences. Mon père m’a alors fait une démonstration mathématique complexe pour me prouver qu’il y avait bien de la beauté dans les maths. C’est vrai. Je ne dis pas le contraire. Mais je crois que chacun doit pouvoir être libre de chercher la beauté qui lui correspond. En fait, je lui ai menti ce jour-là. J’ai défendu la beauté de la littérature, alors que c’était à la tienne que je pensais. Ta beauté qui résulte notamment de ta logique. Mais ça, il faut te connaître pour s’en apercevoir. Pour comprendre que ton corps est littéraire, mais que ton âme est mathématique. J’aurais aimé que ma famille l’accepte. Ils l’ont fait, d’une certaine façon, en me laissant changer d’option et préparer l’écrit. En contre-partie, j’ai consenti à en parler le moins possible. Pardon, tu n’étais pas assez scientifique.

Au lycée, ce n’était pas facile non plus. L’administration avait gardé exactement les mêmes classes qu’en première, à une exception près. Moi. Entourée d’inconnus, dans une option qui ne me permettait aucune rencontre, j’étais bien seule. J’étais l’intello, la fille bizarre. Celle qu’on tolérait si elle ne parlait pas trop de son option. Tu ne les intéressais pas. Ou plutôt, ils ne se demandaient pas si tu pourrais les intéresser. Heureusement, la plupart des professeurs étaient bienveillants. J’étais celle qui réussirait. Celle à qui le documentaliste prêtait un dictionnaire pour toute l’après-midi sans enregistrer son nom. Celle qu’on pouvait laisser trois heures seule dans une classe en sachant qu’elle passerait tout ce temps à travailler. De petites entorses au règlement. Mais d’immenses marques de confiance.

Quand j’ai eu mon bac, on m’a félicitée. Ils n’avaient rien compris : le bac, je m’en moquais. En un an, j’avais traduit Phèdre en intégralité. 1280 vers. Rien ne m’avait jamais rendu aussi fière.

Te quitter ?

En prépa, nouveau contre-temps. Une mauvaise prof. Une classe avec de nombreux débutants. Cette fois, je lisais Cicéron sous ma table. La prof n’était pas dupe, mais comme je répondais du tac au tac quand elle m’interrogeait sur ses exercices trop faciles, elle ne disait rien. J’ai cependant découvert le thème. Traduire du français au latin, quel jeu magnifique ! Je t’empruntais un mot et je le modelais pour qu’il s’emboîte parfaitement dans le reste de la phrase. A 18 ans, avec toi, je jouais aux Lego ! J’avais plus d’amis aussi. Des élèves de ma classe et même des scientifiques qui acceptaient que je leur parle de toi. Ils devaient me trouver un peu bizarre, mais en prépa, les bonnes notes justifient tout. Et dans ce domaine, je faisais partie des privilégiés. Pourtant, en deuxième année, je bouillais. La professeure était excellente, mais elle m’interrogeait peu, de peur de m’en demander trop. Je délaissais mes fiches de vocabulaire pour me plonger à nouveau dans les textes. J’ai découvert Sénèque. Non plus le Sénèque de Phèdre, mais celui des Lettres à Lucilius, le philosophe. Disce gaudere – apprends à te réjouir. Quelle force dans ces deux mots, quelle justesse ! Oui, c’était difficile la prépa, mais mon bonheur ne dépendait que de moi ! Dédaigne la Fortune, fais l’apprentissage de la joie, réjouis-toi de toi-même et de la meilleure part de toi !

Le concours… La rupture. J’ai compris que la sagesse était un long chemin. Et que je n’étais pas prête à affronter les coups de la Fortune, la violence d’un jury. Je t’ai rendu responsable, je t’ai rejeté. Nous étions obligés de continuer à nous fréquenter, mais j’éclatais en sanglots dès que j’étais face à toi. Je n’ai plus lu Sénèque. Je ne me suis plus battue. Le silence dans ma tête. Je n’en pouvais plus.

Te retrouver

Latin, aujourd’hui j’apprends à te retrouver. Pardonne-moi mes erreurs, pardonne-moi tout ce que j’ai pu oublier depuis ma deuxième année de prépa. Je cherche des moyens détournés de parvenir à toi. On n’oublie jamais son premier amour. J’ai découvert le plaisir d’enseigner, de transmettre. Une étudiante de ma promo a bien voulu laisser de côté ses préjugés et te rencontrer. Je lui sers d’intermédiaire, sans lui avouer que je me sers aussi d’elle comme d’une intermédiaire. Quel bonheur de voir ses yeux s’illuminer en apprenant que « ex aequo » vient du latin ! En tant que médiéviste, elle voit une utilité à cet apprentissage. Mais je crois aussi qu’elle commence à comprendre que tu ne te résumes pas à ça. Que tu n’as besoin ni du français, ni de l’histoire. Que tu te suffis à toi-même.

Alors, s’il faut apprendre le grec ancien, s’il faut supporter l’incompréhension de ma famille et de mes amis, s’il faut devenir prof en sachant que je risque surtout d’enseigner le français… je le ferai.

Je me suis déjà longtemps battue. Je continuerai à me battre. Jusqu’à l’agrégation peut-être. Je te ferai connaître, revivre.

Je t’aime – Te amo.

Laetitia, Sud-Ouest de la France, 22 ans

© 📸 Ben White via @unsplash