Ma douce Ginou,
Aujourd’hui, je veux utiliser cette arme incroyable que sont les mots pour te faire voyager. C’est vrai qu’en ces temps étranges, les mots n’ont jamais été aussi salvateurs. Ils soulagent le cœur. Je sais que tes yeux et tes oreilles te jouent des tours depuis quelques années, et malgré leurs caprices tu gardes un appétit et une curiosité insatiable. C’est incroyable. J’ai du mal à imaginer un confinement sans mes yeux et mes oreilles. Tu m’impressionnes. Grâce à tes efforts, ta volonté, tes derniers élans de vie, tu gardes contact avec le monde, avec tes proches. Tous les jours, tu t’installes devant ce que tu appelles ce «petit outil». Cet écran qui représente ta fenêtre quotidienne sur le monde. Cette «page numérique», qui nous connecte, nous lie les uns aux autres. Et tout particulièrement, l’une à l’autre. Ces emails qu’on s’envoie depuis des années ont participé à la création d’une relation toute particulière, précieuse, délicate, profonde, et aimante. Un échange de génération, toi 89 printemps, moi 28 hivers. Merci donc, petit outil.
Aujourd’hui, je veux te faire voyager, dans un lointain pays…. Te montrer que notre monde d’aujourd’hui n’est pas complètement à jeter à la poubelle. Quand on le regarde avec des yeux colorés, il nous semble moins dur, moins nauséeux. Voir de la couleur aujourd’hui, en cette période sombre, cela peut te paraitre naïf, mais écoute moi, tu vas comprendre pourquoi je dis ça…
A 4305 Km de chez moi, bien loin de ma butte Montmartre, la jeunesse redonne de l’espoir. A Mossoul, au cœur de l’Irak, au milieu des ruines, la vie tente de refaire surface. Apres des années de guerre, les habitants de la ville reprennent leur demeure en mains. Par la force des choses, ils deviennent artisans, ils déblaient les décombres, rebouchent les cratères de l’horreur, avec l’unique désir d’insuffler à nouveau la vie et d’oublier le passé. Au milieu de tout cela, des pinceaux de couleurs parcourent les murs de l’université de la ville. Des bombes de peintures ont remplacé les bombes de la guerre. 500 étudiants se sont donnés le défi de peindre une fresque de 200m2 sur les murs de leur université. Tu te rends compte? Lui redonner une vie en couleurs. Un des étudiants témoigne et nous dit « Les terroristes nous avaient interdits de peindre, nous devions nous cacher et cacher nos œuvres. Ils voulaient tuer notre humanité mais ils n’ont pas réussi. Et que Daesh ait été vaincu, l’art a refait surface d’une manière encore plus belle. Regardez cette fresque, c’est un message au monde entier pour dire « nous sommes toujours là, il y a toujours de l’art en Irak et à Mossoul ».
Regarde ma Ginou. Regarde. Imagine cette fresque de couleurs sur les murs de l’Université. Et ressens l’émotion que peut procurer ce spectacle. Rebâtir et colorer les murs de la connaissance. Retrousser ses manches, et croire encore en l’humanité. À mon tour de te dire « ça coince dans ma gorge».
En mémoire du patrimoine détruit, ravagé par la guerre, les étudiants peignent en s’inspirant des motifs de la vieille ville. Pour lui rendre hommage. Quand ces murs seront repeints, ils espèrent s’attaquer avec leurs armes de couleurs au reste de la ville en ruine. Le sourire aux lèvres et le poing levé, du haut de leurs échafaudages, ils sont fiers de poser devant les photographes journalistes venus capturer ce moment de grâce. Parmi ces artistes, les « femmes-peintres » sont présentes aussi, ô combien. Leur sourire fier est d’autant plus fort et émouvant. Elles prennent une revanche sur ceux qui les ont muselées, rejetées, cachées, et lapidées, pour le seul crime d’être une femme. Ce coup de poing artistique et politique fait du bien. Les jeunes soufflent et créent en chœur et au cœur. Du bleu, du jaune, du rouge, du vert, revenir aux couleurs primaires essentielles, celles des bouquets de fleurs que tu aimais tant créer, et reprendre le dessus sur l’obscurité.
Quand on regarde le monde avec une palette et des pinceaux, il nous semble presque moins dur, moins désespérant – malgré les bombes, la violence et la poussière. L’art tente d’effacer l’impensable.
Je pense à Vincent Van Gogh, mon compagnon de route de ces derniers jours. Tu sais, je t’en ai beaucoup parlé dernièrement. J’ai lu sa vie, ses mots, ses lettres, ses doutes, ses folies, ses peurs, et ses amours. Ses amours pour la couleur, la nature, pour tout ce qui s’offrait à ses yeux, et qui éveillait son âme. Lui même qui a été sauvé par la puissance des jaunes, des bleus, ces couleurs qu’il chérissait tant. Les couleurs c’était sa vie. Il les a même avalé littéralement pour tenter de mettre fin à ses souffrances. Cette nécessité vitale qu’il avait de voir la couleur et la faire vibrer sur une toile, aujourd’hui cela résonne tout particulièrement. Grâce à ces jeunes artistes de Mossoul.
La couleur rend vivant, et adoucit les mœurs. Les pinceaux sont des clés de voyage précieuses. Quand Van Gogh était enfermé dans sa cellule d’hôpital à Saint Rémy, avec des barreaux à sa fenêtre, un bout de champ se devinait dans le paysage. Il a réussi à s’évader malgré l’enfermement. Il peignait tous les jours ce qu’il apercevait tant bien que mal, et il le sublimait. Il a crée ses plus beaux chefs d’œuvres. Derrière ces barreaux. Grâce à son imaginaire, ses pigments, et sa sensibilité.
Les étudiants de Mossoul explosent les barreaux à leur tour, et font gicler les couleurs de la vie sur les murs effrités. Les couleurs de l’enfance. Comme un immense coloriage, lumineux, joyeux, et plein d’espoir en guise de bras d’honneur aux violents de ce monde.
Tu vois ma Ginou, il y a encore du beau ici bas. Des sourires, de l’élan, et des coups de pinceaux.
Avec ces mots, j’ai essayé de te faire voir la vie en couleur, malgré tes yeux capricieux. Et certaines belles âmes s’y attèlent à la minute même où je t’écris, où je te parle. Dans cette ville d’Irak, si loin de ta Touraine…. Du haut de son échafaudage, sous un soleil cuisant, malgré la peur, malgré les barrières, malgré les armes, et malgré les épidémies, la jeunesse est là. La vie et l’espoir doivent rester vainqueurs. Surtout aujourd’hui.
Prends soin de toi,
Tu me manques,
Baisers bleus et jaunes,
Charlotte, Montmartre